Le terrible destin des enfants du goulag

Histoire
ALEXANDRA GOUZEVA
Les enfants dont les parents ont été victimes des répressions dans les terribles années 1930 en URSS sont devenus des parias et ont fini dans des orphelinats. Les personnes nées dans les camps n’avaient aucun droit dans la société, et certaines d’entre elles tentent encore d’obtenir justice…

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« Ils nous ont mis dans une voiture, ils ont déposé ma mère à la prison de Kresty et nous ont emmenés au centre d'accueil pour enfants. J'avais douze ans, mon frère en avait huit. D’abord on nous a rasé le crâne, on nous a mis sur le cou une plaque avec un numéro et on a pris nos empreintes digitales. Mon frère pleurait très fort, mais nous avons été séparés, nous n’étions pas autorisés à nous rencontrer et à parler ». Lioudmila Petrova, originaire de Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg) se souvient de cette terrible scène survenue en 1938 lors d'une conversation avec le Musée de l'histoire du goulag. Elle et son frère n’avaient qu’un tort : être les enfants de parents victimes des répressions.

Enfants des « ennemis du peuple »

En 1937, l'un des organisateurs de la Grande terreur, le chef du Commissariat du Peuple à l'Intérieur (NKVD), Nikolaï Iejov, a signé le tristement célèbre ordre « Sur l'opération de répression des épouses et des enfants des traîtres à la Patrie ». Les épouses des « traîtres à la Patrie » ont été arrêtées et emprisonnées dans des camps pendant 5 à 8 ans. Leurs enfants âgés de 1 à 15 ans ont été envoyés dans des orphelinats. Selon le Musée de l'histoire du goulag, sur ordre de Iejov, 18 000 épouses des « traîtres » ont été envoyées dans des prisons et des camps, et plus de 25 000 enfants ont été placés dans des orphelinats.

Les personnes qui ont subi de telles épreuves se sont souvenues que dans les orphelinats, déjà surpeuplés, elles étaient très mal nourries - et qu'elles étaient forcées de chercher de la nourriture dans les poubelles. Beaucoup étaient malades et mouraient, les éducateurs recourant activement aux châtiments corporels contre les enfants.

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Les éducateurs des orphelinats étaient chargés de surveiller de près les enfants des victimes de répressions, « pour révéler et réprimer en temps opportun les sentiments et les actions antisoviétiques et terroristes ».

Dans la société soviétique, une pression psychologique très forte était exercée sur les enfants et les membres de la famille des personnes réprimées - les amis d'hier se détournaient d'eux, adultes et enfants. Même les enfants de patrons haut placés devenaient soudainement des rebuts de la société et passaient des appartements luxueux aux orphelinats. La fille d’un commandant de l'armée exécuté, Mira Ouborevitch, s’est rappelée : « Nous étions irrités, aigris. Nous nous sentions comme des criminels ».

Ces enfants pouvaient être rendus à leurs proches, mais cela nécessitait des mesures bureaucratiques complexes - beaucoup n'avaient tout simplement pas le temps d'organiser la tutelle à temps. D’autres avaient simplement peur de prendre en charge ces enfants, pour ne pas attirer trop d'attention et de suspicion sur eux-mêmes et leur famille en cette période terrible.

Enfants « socialement dangereux »

Par ailleurs, parmi les enfants de parents réprimés, il y avait des « enfants socialement dangereux » qui, selon l'ordonnance, devaient être emprisonnés dans des camps, des colonies de travail correctif ou des orphelinats de « régime spécial ».

Ainsi, Piotr Yakir, 14 ans, a refusé de considérer son père abattu comme un criminel - il a été exilé, puis condamné à 5 ans de camp sur de fausses accusations. En conséquence, il a passé 17 ans dans les camps et n'a été libéré qu'à l'âge de 31 ans. « D'après les récits, j'ai compris que ce qui se passe à Astrakhan se déroule dans tout le pays, c'est-à-dire que des innocents sont arrêtés, battus et humiliés pendant l'enquête » : c'est ainsi que Yakir a décrit plus tard ce qui lui était arrivé dans le livre Enfance en prison.

Les « jeunes » qui se retrouvaient dans les camps étaient victimes d'intimidations, battus, et se retrouvaient souvent dans des cellules avec des criminels adultes. À un très jeune âge, ils étaient forcés de comprendre l’art de la survie, et leurs vies ont été brisées. Dans L'Archipel du goulag, Alexandre Soljenitsyne a écrit que leurs conceptions de la paix, du bien et du mal étaient déformées et qu’ils adoptaient « une manière de se comporter effrontée et impudente», car c'est « la forme de comportement la plus avantageuse dans le camp ».

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« Des dizaines de milliers d'enfants de victimes des répressions ont traversé les camps, mais la plupart d'entre eux n'ont pas pu reprendre une vie normale et ont rejoint la pègre », écrit dans l'article scientifique Enfants socialement dangereux. La Terreur contre les familles des « traîtres à la patrie » Tatiana Polianskaïa, chercheuse au Musée de l'histoire du goulag.

Enfants nés dans les camps

Les enfants nés au goulag étaient presque immédiatement enlevés à leur mère. De nombreux camps de travaux forcés avaient des baraquements spéciaux ou, comme on les appelait, des « orphelinats ». Les enfants nés dans le camp et les enfants qui s’y rendaient avec une mère condamnée y étaient gardés (il était permis d’emmener avec soi des enfants jusqu’à un an et demi).

La survie de ces enfants dépendait du climat dans lequel se trouvait le camp et de la durée du voyage, ainsi que de l'attitude envers les enfants du personnel du camp, des éducateurs et des infirmières du foyer pour enfants.

« De mauvais soins aux enfants de la part du personnel de l'orphelinat a conduit à de fréquentes épidémies et à des taux de mortalité élevés, qui variaient de 10% à 50% au fil des ans », écrit Tatiana Polianskaïa.

Le Musée d'histoire du goulag, dans le cadre du projet « Mon Goulag », rassemble les souvenirs d'anciens prisonniers des camps, y compris d’enfants. Valentina Joukova a déclaré qu'elle était née dans un camp en 1946. Sa mère est tombée enceinte du directeur du camp. En 1951, Valentina a été emmenée dans un orphelinat. Un an plus tard, sa mère a été libérée, mais Valentina a été emmenée de l'orphelinat par son père, et elle n'a rencontré sa mère qu'en 2015.

Gueorgui Karetnikov a déclaré qu'il avait passé les huit premières années de sa vie dans un baraquement pour enfants. Il est né en 1938 dans le camp d'Akmola pour épouses des traîtres à la Patrie (en abrégé « Algir »). Il suppose que lorsque sa mère a été arrêtée, elle ne savait pas encore qu'elle était enceinte. Quand elle a accouché, Gueorgui lui a été immédiatement retiré, et il n'a rencontré sa mère pour la première fois que le jour de sa libération en 1946. Le père a écrit une lettre dans laquelle il renonçait à son fils - ils se sont vus quand Gueorgui était déjà adulte, mais ne sont jamais devenus proches.

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De nombreux enfants séparés de leurs parents ont rappelé qu'ils n'avaient pas ressenti de joie lors des retrouvailles. Ils attribuaient le mot « mère » à leurs éducatrices, et lorsqu'ils rencontraient leurs vraies mères, ils ne se jetaient pas dans leurs bras - ils étaient souvent indifférents et ne comprenaient pas comment se comporter. Leur relation a souvent échoué prendre forme.

Comment les enfants des camps se battent pour la justice aujourd'hui

Après leur libération, les anciens prisonniers du camp n'avaient pas le droit de vivre dans les grandes villes. Ils pouvaient s'installer à 100 km d’elles au moins. Il était également difficile pour les anciens détenus de trouver un emploi. Souvent, ils louaient une chambre délabrée ou même un recoin dans une maison communautaire.

Beaucoup n'avaient même pas les moyens de retourner chez eux - ils sont restés vivre dans les villes les plus proches des lieux de détention. Ainsi, après avoir vécu toute sa vie dans la région de Iaroslavl, Lydia Tchiourinskiene a appris à l’âge adulte qu'elle était née à Leningrad et avait accompagné sa mère lorsqu'elle était enfant. Peu après, elle a été emmenée dans un orphelinat - Lydia n’a même pas raconté à son mari ou à ses enfants qu’elle avait séjourné en camp. De toute évidence, elle ne voulait pas non plus que cela se sache au travail.

Si une personne réussissait en fin de compte à retourner chez elle, souvent, son appartement avait été confisqué et d'autres personnes y vivaient déjà.

En 1991, la Loi sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques a été adoptée. Elle stipule que les enfants des personnes réprimées sont également reconnues comme victimes des répressions. En outre, ils se voient reconnaître le droit de retourner dans les localités où eux ou leurs parents vivaient avant leur arrestation. Plus tard, on a ajouté à la loi que les enfants nés dans des lieux de détention pouvaient également demander un logement dans la ville où vivaient leurs parents avant leur arrestation.

Cependant, d'un point de vue bureaucratique, la procédure de « retour au pays » est extrêmement compliquée. Il est nécessaire de recueillir des certificats de réhabilitation et de nombreux autres documents. Ensuite, il convient de s’inscrire pour obtenir un logement dans le nouveau lieu de résidence proposé - chaque sujet (république ou région) de Russie a ses propres lois, procédures et file d'attente pour la délivrance d'un logement gratuit. Ainsi, le processus peut traîner en longueur - parfois pendant des décennies.

Ainsi, trois sœurs, Alissa Meïssner, Elizaveta Mikhaïlova et Evguenia Chacheva, nées au goulag, tentent en vain depuis de nombreuses années d'obtenir le droit de vivre à Moscou. Résidentes de la région de Vladimir, les femmes, qui ont déjà plus de 70 ans, doivent réaliser un voyage plusieurs heures pour se rendre à Moscou afin de réclamer justice.

Des militants des droits de l'homme et des avocats soutiennent leur cause, et tentent de faire valoir le droit des victimes des répressions à recevoir une indemnisation le plus tôt possible - et non pas du budget régional, mais du budget fédéral, comme cela se fait dans le cas des personnes handicapées, des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et des victimes de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Mais cette histoire n'a pas encore obtenu de happy end.

Russia Beyond tient à remercier le Musée d’histoire du goulag et la société de protection des droits de l’homme Memorial pour leur aide dans la préparation de cet article.

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