Evgueny Smurgis, ce rameur aventurier disparu en suivant son rêve au large des côtes françaises

Evgueny Smurgis le solitaire, vu de dos en 1972 lors de la mise à l’eau d’un bateau

Evgueny Smurgis le solitaire, vu de dos en 1972 lors de la mise à l’eau d’un bateau

Vassiliy Galenko
Evgueny voulait relier l’Atlantique au Pacifique. À la rame. En solitaire. Son embarcation a chaviré dans le golfe de Gascogne. Mais son aventure avortée a tissé un lien entre sa ville natale en Russie et une commune française, qui conserve soigneusement l’épave .

L’étrange destin d’un rêve naufragé

Le 13 novembre 1993. Sur la côte charentaise la tempête fait rage, une de ces tempêtes d’automne fréquentes dans le golfe de Gascogne, qui viennent s’engouffrer dans l’étroite passe entre Oléron et le continent. Evgueny Smurgis s’est amarré au Fort Boyard : il rame depuis La Rochelle et une chape de fatigue et de mélancolie s’est abattue sur son rêve. Épuisé, face à une Nature impérieuse, il sera englouti dans les heures qui suivent.

Son bateau, le MAX-4, s’il n’a pas été spécialement conçu pour résister aux tempêtes, a tout de même connu les déchaînements des mers du Nord de l’Europe et conduit son rameur cette année-là de Mourmansk jusqu’à Londres, entre juillet et septembre. Les mois suivants, le voici à Saint-Guénolé, à La Rochelle, et finalement à Maumusson, la mauvaise passe où il fait naufrage.

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Un chalutier repère la coque du canot renversée, l’épave est remorquée. C’est celle d’une barque russe, qui porte le logo et les étapes de son voyage « autour du monde », Vokroug Sveta. Comment peut-on être rameur en ce lieu, à cette époque de l’année ? Et russe ?

Le rameur sur les eaux de la Tamise lors de son escale londonienne

La passe est si dangereuse, une des plus dangereuses au monde disent certains, et les naufrages sont si fréquents, touchant de près les habitants de nos côtes.

Mais la disparition d’un rameur russe... déraisonnable au point de s’y engager à bord d’une sorte de coquille de noix, et cela malgré d’incessantes mises en garde, a-t-on appris plus tard.

Un journal local nous a informés brièvement du drame, des causes connues, ignorant le destin qui a obstinément conduit Evgueny jusqu’ici.

Improbable rencontre

Ce sont les membres d’un petit musée maritime local qui se sont immédiatement intéressés au bateau, une embarcation de sept mètres, dotée alors de deux rames imposantes et d’une minuscule cabine. Les objets trouvés à bord ont été répertoriés. Des roubles, des épinglettes au logo « Vokroug Sveta », des médailles frappées de l’aigle impérial, des gobelets en bois peints de couleurs vives : c’est un monde singulier qui se dévoile aux yeux des Charentais.

Il n’y a plus de doute sur les distances parcourues et, grâce aux objets quotidiens désormais dérisoires – une gourde, un petit réchaud, un couteau usé, une petite icône - , pas de doute non plus sur l’étrangeté d’un personnage qui a entrepris un si périlleux voyage.

Au printemps suivant, un hommage est rendu au rameur, en présence des édiles locaux et d’une délégation russe.

Le Max-4 à l’exposition de Douarnenez en 2004

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Quelques mois après la disparition d’Evgueny Smurgis, dont le corps a été retrouvé six jours plus tard et rapatrié, c’est le premier rendez-vous franco-russe, tellement improbable dans ce tranquille et modeste bourg de bord de mer, à des milliers de kilomètres de Tiksi, le point de départ de l’aventure. Immédiatement, des questions communes sont posées : que deviendra l’épave, devenue encombrante, et voulons-nous pérenniser le lien suscité par l’événement ?

D’autres rencontres ont lieu les années suivantes, chaleureuses et souvent surprenantes. Grâce à une poignée d’obstinés, la barque de Smurgis a été exposée aux Fêtes maritimes de Douarnenez dont le thème était, en 2004, les explorations polaires.

Témoignage d’un défi à la nature

Le bateau a été confié à la mairie de La Tremblade par les autorités de Lipetsk, ville où vivent encore des membres de la famille de Smurgis ; l’état de la coque, la beauté préservée de sa ligne, la modestie de ses matériaux témoignent de l’incroyable défi qu’un homme seul a naguère lancé à la nature.

C’est Vassiliy, ami et coéquipier d’Evgueny, qui nous a conté son histoire : comment ce rameur hors du commun, meneur d’hommes, a entraîné quelques amis dans ses voyages, entre Riga et Vladivostok, à travers l’URSS de l’époque, par le riche labyrinthe russe de rivières et de lacs ; pourquoi il naviguait l’été, faute de pouvoir briser les glaces hivernales ; et avec quelle énergie il s’employait, à la mauvaise saison, comme bûcheron dans la taïga, ou chasseur de gibier sur les mêmes territoires extrême-orientaux de Primorié, finançant ainsi ses voyages.

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Vassiliy Galenko, éditeur du journal d’aventure russe bien nommé Vokroug Sveta, a fait la connaissance de Smurgis en 1983 pour l’interviewer, puis s’est joint comme rameur à la petite équipe pour les dernières étapes menant du lac Baïkal à Vladivostok. Embarqué dans une péripétie effrayante, et un détour par le détroit de Tartarie vers la mer du Japon, il n’a d’autre issue que de suivre le mouvement. Evgueny, grand triomphateur de cet épisode et accueilli comme tel à Vladivostok, décide de ramer désormais sur l’océan et n’aura de cesse de mettre son projet en œuvre.

Confidences du journal de bord

Parti de Tiksi, Smurgis avait gagné Mourmansk puis Londres avant de mettre le cap sur le sud jusqu’à son naufrage.

Quand Smurgis part de Mourmansk, en juin 1993, après plusieurs étés de navigation depuis Tiksi, plus de 3 000 km à l’est, franchissant les banquises, il n’a connu que le froid, et le relatif dégel des côtes de l’extrême Nord. Son modeste canot à fond plat a surtout affronté les glaces et les congères puis, à la fin de l’été, les furieuses tempêtes de la mer du Nord.

Arrivé par miracle à Londres, avec un retard d’un mois sur sa feuille de route, il fait escale quelques semaines pour réparer son bateau. Devant lui, la voie est libre, l’hiver européen n’est pas l’hiver russe, La Manche puis l’océan lui semblent favorables et il rame vers le Sud. Il est mal équipé, certes, mais le froid n’est plus sibérien, et les tempêtes... il en a vu d’autres.

Le 12 novembre au petit matin, passant La Rochelle, il décrit dans son journal de bord « une droite ligne de lumière qui se dresse vers le haut », vraisemblablement le pont de l’île de Ré.

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« Je lève l’ancre, je passe sous le pont, rien de spécial... j’attendais quelque chose de fabuleux comme la suite de mon rêve, des guerriers du Moyen-Âge, des flambeaux... ». Même s’il n’est qu’à demi-sérieux, dans le clair-obscur de l’aube, Evgueny rêve d’une lumineuse transparence, une sorte de Jérusalem céleste, l’espace idéal qu’il lui tarde d’atteindre. C’est ainsi, nous dit Vassiliy, que négligeant les mises en garde et sa fatigue, le grand vainqueur du froid russe, celui qui savait vivre dans les glaces, voire en tirer profit, s’est perdu, en courant après son rêve, dans les eaux tièdes de l’Atlantique.

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