L’avant-garde russe aux avant-postes de la propagande

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! par Lazar Lisitsky.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! par Lazar Lisitsky.

RIA Novosti
L’art au service de la révolution, de Malevitch à Rodtchenko

Selon une hypothèse romantique, la révolution artistique a accéléré l’avènement de la révolution politique. L’avant-garde russe qui, à la recherche de nouvelles formes, jetait aux oubliettes les vieux dogmes, s’est avérée si conforme à la révolution russe qu’elle en est devenue la porte-parole.

L’histoire de l’avant-garde russe débute en 1908, année d’organisation à Moscou et Saint-Pétersbourg d’expositions qui ont vu arriver les jeunes iconoclastes artistiques qu’étaient les frères Bourliouk, Michel Larionov et Nathalie Gontcharoff ou encore Aristarkh Lentoulov. Durant les neuf années qui restaient avant la Révolution d’octobre de 1917, le mouvement d’avant-garde s’est développé de façon impétueuse.

Nombre d’artistes de ce courant ont été fascinés par la révolution. Leurs idées artistiques faisaient écho aux slogans politiques. La proposition hypothétique de Kazimir Malevitch de brûler tous les tableaux et d’exposer leurs cendres dans les musées– vu qu’il n’y aurait jamais plus de peinture après le suprématisme – a été appliquée à la lettre dans les premières décisions politiques au sujet de l’héritage du régime tsariste.

Le nouveau pays avait besoin de nouvelles images et formes – éclatantes, retentissantes, tournées vers l’avenir – et l’avant-garde a facilement occupé ce créneau. C’est l’État qui est devenu le principal acheteur d’œuvres d’art, mais aussi (bien que les artistes ne l’aient pas réalisé tout de suite) le principal censeur.

Propagande monumentale

La place du Palais à Saint-Pétersbourg par Nathan Altman / Roudolf Koutcherov/RIA NovostiLa place du Palais à Saint-Pétersbourg par Nathan Altman / Roudolf Koutcherov/RIA Novosti

Dès les premiers mois qui ont suivi la révolution, les artistes de l’avant-garde ont été sollicités pour devenir les décorateurs des nouvelles fêtes du nouveau pays. Les panneaux qui ornaient les bâtiments des grandes places de Moscou et de Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) étaient de véritables chefs-d’œuvre de peinture monumentale qui, malheureusement, n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Ils étaient tous consacrés aux nouveaux symboles et aux nouveaux citoyens, les ouvriers et les kolkhoziens.

En 1918, les décors pour la fête officielle du 1er mai – Journée de l’Internationale devenue par la suite Journée des travailleurs – ont été réalisés par la représentante du courant futuriste Olga Rozanova qui a matérialisé dans les feux d’artifice et les illuminations son concept de potentiel dynamique de « couleur-peinture » (tsvetopis).

Pour le premier anniversaire de la révolution, le peintre Natan Altman a recouvert les ailes de l’Ermitage d’étoffe d’un rouge éclatante (presque 80 ans plus tard, l’emballage du Reichstag par Christo sera qualifié d’œuvre monumentale) et a décoré la colonne d’Alexandre (sur la place centrale de Saint-Pétersbourg) de construction suprématiste.

Ni avant, ni après, Moscou et Saint-Pétersbourg n’ont jamais pris des airs aussi avant-gardistes que durant les premières années qui ont suivi la révolution.

La parole et l’image

Battez les blancs avec la cale rouge par El Lissitzky / Van AbbemuseumBattez les blancs avec la cale rouge par El Lissitzky / Van Abbemuseum

Les imprimés constituaient une autre partie intégrante de la propagande : affiches, revues et livres. Le cubo-futurisme, le constructivisme et le suprématisme avec leurs formes simples et leur structure claire et nette reflétaient on ne peut mieux la nouvelle époque.

Réalisée en 1920, l’affiche d’El Lissitzky Battez les Blancs avec le triangle rouge est un exemple éclatant du moyen de doter une composition suprématiste d’un sens politique. Tout comme l’affiche d’Alexandre Rodtchenko datant de 1924 appelant à acheter des livres des éditions Lenguiz. Les gros plans, les angles accentués et les diagonales déchirant l’espace devenus la carte de visite de cet artiste transforment la publicité en un pur chef-d’œuvre graphique.

/ Service de presse/ Service de presse

Inventeurs du design

Dans leur aspiration utopique à transformer le monde entier, l’idée d’influencer l’homme par l’art monumental est complétée par celle de la création d’un nouveau monde visuel l’entourant d’objets modernes au quotidien. C’est la naissance du design industriel soviétique. 

Varvara Stepanova et Lioubov Popova, ces « amazones » de l’avant-garde, ont conçu de nouvelles étoffes pour les fabriques textiles afin de remplacer les tissus prérévolutionnaires. Le coton bon marché fabriqué en grandes quantités a reçu un dessin géométrique abstrait à fleurs contrastantes. Varvara Stepanova a dessiné plusieurs uniformes pour différentes professions. Des uniformes géométriques, sans aucun décor, unisexes : tel était son crédo.

Collection privéeCollection privée

Getty ImagesGetty Images

Galerie TretiakovGalerie Tretiakov

Quand la porcelaine fait de la propagande

Les porcelaines signées par l’avant-garde russe et réalisées dans l’ancienne Manufacture impériale de Saint-Pétersbourg bénéficient aujourd’hui d’une grande valeur historique et d’une demande élevée sur le marché. L’usine a été inscrite sur le plan général de propagande monumentale et les pièces étaient principalement destinées à l’exportation. Des tasses et des théières aux formes suprématistes ont été inventées en qualité d’expérience par Kazimir Malevitch et ses adeptes Nikolaï Souïetine et Ilia Tchachnik.

Youri Belinsky / TASSGetty Images

Yourovsky / RIA NovostiYourovsky / RIA Novosti

Ces objets n’étaient pas vraiment pratiques pour prendre le thé, mais l’inconvénient était compensé par leurs formes impressionnantes. Une grande place revient aux assiettes portant de nouveaux slogans réalisées par les peintres qui ont étudié avant la révolution auprès des modernistes russes et français, par exemple, Alexandra Chtchekotikhina-Pototskaïa et Serge Tchekhonine. On conservait régulièrement les modèles classiques, et seuls les sujets changeaient. Dans la sculpture, l’époque a vu naître de véritables chefs-d’œuvre révolutionnaires, notamment le jeu d’échecs Rouges et Blancs de Natalia Danko où les pièces de la Mort blanche et des esclaves enchaînés par le capitalisme font face aux paysans rouges à faucilles, aux ouvriers à marteaux et aux soldats de l’Armée rouge.

Architecture

Monument à la Troisième-Internationale / ArchivesMonument à la Troisième-Internationale / Archives

Dans l’architecture, les idées révolutionnaires sont exprimées par le constructivisme. Durant les premières années qui ont suivi la révolution, pendant la guerre civile, le pays n’avait pas d’argent pour construire quoi que ce soit et la plupart des projets sont restés lettre morte.

Le plus célèbre est sans doute celui du monument à la Troisième Internationale (qui regroupait les partis communistes partisans du nouveau régime soviétique) réalisé par Vladimir Tatline en 1919. Cette tour développée en spirale s’entourait autour de trois énormes structures géométriques – un cube, un cône et un cylindre – qui devaient effectuer une rotation sur eux-mêmes respectivement en un an, un mois et un jour, égrenant le temps de la nouvelle époque. Par sa taille, le monument devait dépasser la Tour Eiffel.

Avant-garde vs réalisme

La Course automobile de Piotr Williams / Galerie TretiakovLa Course automobile de Piotr Williams / Galerie Tretiakov

Les peintres emboîtaient le pas à leurs confrères du monde artistique. Les années 1920 étaient celles d’un développement impétueux d’unions artistiques qui se formaient autour de grands personnages de l’avant-garde (Kazimir Malevitch, Pavel Filonov et Mikhaïl Matiouchine), mais aussi celles du passage des unions existantes à des formes nouvelles.

Ainsi, l’Association de peinture de chevalet s’appuyait sur le mouvement d’avant-garde européen et russe et poétisait la réalité environnante. Ses symboles sont La Course automobile de Piotr Williams et La Défense de Petrograd d’Alexandre Deïneka.

La Défense de Petrograd d’Alexandre Deïneka / Galerie TretiakovLa Défense de Petrograd d’Alexandre Deïneka / Galerie Tretiakov

De l’autre côté de l’échiquier artistique se trouvait l’Association des peintres de la Russie révolutionnaire dont les membres aspiraient à représenter les événements de l’histoire contemporaine sans se poser d’objectifs esthétiques. Les portraits de chefs et les innombrables congrès du parti constitueront dans les années 1930 le pivot du programme du réalisme socialiste. Leur victoire sur l’avant-garde était probablement décidée : même le chef de la révolution, Vladimir Lénine, mettait en relief l’importance d’un art sans extravagance où l’essentiel serait le contenu et non la forme artistique. 

Un trait a été tiré sous cette diversité foisonnante par une résolution de 1932 qui interdisait toute union artistique. Quatre ans plus tard, le pays entamait la lutte contre le « formalisme », qui a réduisit à la clandestinité ce qui restait de l’avant-garde russe.

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