Huit femmes
Théâtre de Langue Française« Tu veux dire que tu… tu », prononce une jeune femme se tenant au centre de la salle d’un ancien manoir moscovite. « Que j’ai tué papa ? », demande avec défiance une seconde lui faisant face. Je ne sais pas encore que personne n’a tué personne, mais cela m’intéresse de savoir pourquoi ce règlement de comptes se déroule en français.
C’est étonnant, mais c’est un fait, la seule personne ne connaissant presque pas le français au Théâtre de Langue Française est son réalisateur, Iossif Naglé. Mais cela trouble peu cet imposant lion théâtral à la chevelure grisonnante : « Et comment nos réalisateurs mettent en scène des pièces dans les pays les plus divers ? C’est plus facile pour moi, mes comédiens me comprennent », explique-t-il. Alors que nous discutons, à côté a lieu une répétition de la pièce de Robert Thomas Huit femmes.
Alexandra Oranovskaïa
Théâtre de Langue FrançaiseChacune des personnes présentes souligne : « Notre théâtre est amateur, avec tous ses avantages ». Il est en réalité surprenant qu’un théâtre amateur en langue étrangère ait pu subsister à Moscou 80 années entières. Créé en 1939 au sein de la Bibliothèque de littérature étrangère par la traductrice Alexandra Oranovskaïa, il a ensuite été transféré à l’Institut militaire des langues étrangères, avant d’élire domicile à la Maison de l’enseignant. Il a en outre reçu les louanges de l’écrivain français Romain Rolland qui, dans une lettre à Oranovskaïa, a salué « affectueusement [ses] petits artistes ».
Le théâtre a par conséquent traversé le départ des « Molières » pour le front de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le début des années 2000, lorsque la direction de la Maison de l’enseignant sur la rue Pouchetchnaïa a tenté de récupérer la salle et que l’on aurait cru que la ville tout entière s’était réunie en file d’attente, depuis le métro, pour assister au dernier spectacle…
Huit femmes
Théâtre de Langue FrançaiseMais ils s’en sont tirés. Dans la nouvelle salle de Zamoskvoretchié, au centre de laquelle se dresse une colonne quelque peu saugrenue, les comédiens continuent d’interpréter leurs rôles en français. Avant le début des répétitions, ils se rassemblent autour d’une femme âgée dotée d’une prestance de pédagogue, qui leur livre des conseils et les aide à lire les phrases particulièrement difficiles. Il s’agit d’Elena Gorokhoskaïa, deuxième présidente de la troupe, dont la vie est intimement liée au théâtre depuis 1971.
« J’étudiais en première année, une connaissance m’a parlé du théâtre. On répétait à cette époque sur la rue Pouchetchnaïa, où se trouve maintenant Moskontsert, ce bâtiment sentait le bon vieux temps, se remémore-t-elle à propos de ses débuts au théâtre. Dans le collectif se rassemblaient des journalistes, des physiciens, des géologues… Il y avait une atmosphère très amicale, personne ne se battait pour les rôles, tous tiraient plaisir du jeu ».
Elena a obtenu son diplôme universitaire, qui préparait des mathématiciens maîtrisant le français à des emplois dans les pays d’Afrique, mais est restée en Russie : à cette époque, cette spécialité ne jouissait déjà plus d’une forte demande. Il y a dix ans, elle a été conviée à occuper, au théâtre, le poste de répétiteur en techniques de langage. « Je ne suis pas linguiste, j’ai beaucoup appris directement ici, au théâtre, raconte-t-elle. J’ai des actrices qui connaissent mieux la langue, parfois je m’adresse à elles pour de l’aide, je ne vois rien de mal là-dedans ».
Aujourd’hui, tout comme durant l’époque soviétique, au théâtre se réunissent des gens parfaitement différents, mais les nouveaux venus sont bien plus nombreux, merci Internet. La comédienne Galina est orthophoniste de profession, mais à 33 ans, elle en a déjà passé 27 au Théâtre de Langue Française, où l’a conduite sa mère. « J’aimais beaucoup venir aux répétitions, et j’appréciais surtout La Mouette [pièce de Tchekhov], dans laquelle maman jouait Nina Zaretchnaïa. J’écoutais beaucoup, ne comprenais pas ce que disaient les comédiens, mais maman me racontait l’intrigue. Quand j’ai commencé à lire, j’ai rapidement tout assimilé. Petit à petit j’ai commencé à jouer dans Le Malade imaginaire de Molière, dans L’Orchestre de Jean Anouilh », relate la jeune femme.
Galina
Théâtre de Langue FrançaisePour ce qui est d’Elena, professeur de français à la retraite, c’est au contraire sa fille cadette qui l’a amenée au théâtre. « Je pensais que je n’avais pas suffisamment ni de mémoire ni de talent, mais après dix ans, j’ai commencé progressivement à jouer de petits rôles », nous partage-t-elle.
Parfois, dans la troupe se retrouvent également des locuteurs natifs. Naglé se souvient : lorsqu’en l’an 2000 ils avaient mis en scène La Mouette, le Canadien Jules Beaulieu avait interprété le rôle de Treplev. « Il était Québécois, un quart Amérindien de la tribu des Crows, fils de bûcheron. Mais le lendemain de la première il a dit que son visa était terminé et qu’il partait… ». Elena Gorokhovskaïa évoque avec chaleur la Française Manuelle Beauville. C’est en suivant son mari, qui travaillait en Russie, qu’elle était arrivée à Moscou. Manuelle a non seulement joué le rôle principal de L’Orchestre, mais a également amené au théâtre son amie, qui s’occupait des nouveaux.
Les comédiennes Elena et Galina jouant L'Orchestre
Théâtre de Langue FrançaiseÀ ma question de savoir pourquoi cela leur plaît de jouer en français, les comédiens expliquent que cela réside dans leur amour pour le théâtre et la langue française. « Vous arrive-t-il de vous oublier et d’avoir l’impression que vous êtes une véritable comédienne française ? », demandé-je à une femme du nom de Tatiana, qui, en dehors du théâtre, évolue en tant que juriste. « Non, cela n’arrive pas. Mais quand je regarde les autres comédiens, alors je ne vois déjà plus ces personnes, mais les héros de la pièce interprétée par elles », répond-t-elle.
Bien entendu, en déclarant au début que le réalisateur ne connaissait aucunement le français, nous rusions quelque peu. En un peu plus de trois décennies, Naglé a déjà suffisamment appris la langue pour « travailler plus sérieusement avec les textes ».
La troupe joue principalement des œuvres d’auteurs français, mais parfois surviennent des exceptions. « Ma première mise en scène a été la pièce de Jean Anouilh L’Orchestre, son fond historique, une ville provinciale, l’après-guerre, et tout cela faisait tellement écho à la vie de l’URSS déclinante qu’aucun problème ne s’est posé au niveau linguistique. Mais avec la langue des problèmes sont toutefois apparus. Par exemple, lorsque nous mettions en scène un auteur russe, que les comédiens russes devaient jouer devant des spectateurs russes, en français … », témoigne Naglé. Mention est ici faite de la pièce La Mouette d’Anton Tchekhov, de laquelle s’enorgueillit l’ensemble du collectif.
Cependant, auprès du public, constitué effectivement majoritairement de francophones russes, La Mouette a fait forte impression. Peut-être est-ce lié au fait que le théâtre est empli d’un immanquable esprit russe qui, d’une certaine façon, se combine avec la langue française. « Oui, nous aimons tous le français et jouons des pièces en version originale, mais notre esprit est russe », confirme Elena Gorokhovskaïa.
Aujourd’hui, dans le répertoire du théâtre on retrouve Huit femmes de Robert Thomas, La Mouette d’Anton Tchekhov, Le Malade imaginaire de Molière, La Crucifixion de Jean Cocteau, ainsi que les spectacles Pouchkine et Molière et Les voix des siècles, composés de numéros à part entière, de petites représentations théâtrales, des lectures de poésie en français, etc. Les représentations ont lieu approximativement une fois par mois, dans cette salle prévue pour 70 spectateurs. La troupe compte environ 20-30 membres et sa composition, comme celle de tout théâtre amateur, change constamment. Vous souhaitez être de la partie ?
Dans cet autre article, nous vous présentons dix théâtres de la province russe à découvrir absolument.
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