Taltsy: une oasis d’architecture en bois dans la région du lac Baïkal

L’historien de l’architecture et photographe William Brumfield nous emmène dans le village sibérien reconstitué de Taltsy, un musée architectural et ethnographique en plein air unique consacré à l’architecture traditionnelle en bois.

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Taltsy (près d’Irkoutsk). Tour du Sauveur et mur en rondins reconstruit du fort d’Ilimsk sur la rivière Angara

Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant d’obtenir une photographie aux couleurs vives. Désireux d’utiliser cette nouvelle méthode pour documenter la diversité de l’Empire russe, il a photographié de nombreux sites historiques au cours de la décennie qui a précédé l’abdication du tsar Nicolas II en 1917.

Les premières applications de sa nouvelle technique ont eu lieu entre 1903 et 1905, lorsque Prokoudine-Gorski a réalisé des « études » photographiques dans les environs de Saint-Pétersbourg. Un exemple particulièrement saisissant est une vue hivernale ensoleillée et enneigée du village de Tourovo dans le district de Loujski (du nom de la rivière Louga, au sud de Saint-Pétersbourg).

Village de Tourovo (150 km au sud de Saint-Pétersbourg). Vue hivernale

Disposition linéaire typique

Bien que le négatif sur verre original de cette photographie ne nous soit pas parvenu, un tirage par contact de l’exposition magenta montre une rangée typique de maisons de village le long d’une route principale. Cette disposition était présente dans toute la Russie, y compris dans la lointaine région du Baïkal.

Taltsy. Vue sur les maisons et les granges du village reconstruit depuis la berge de la rivière Angara

En effet, un arrangement similaire peut être trouvé dans le musée en plein air d’architecture en bois de Taltsy, situé sur un site boisé pittoresque non loin de la rivière Angara, à mi-chemin entre la ville sibérienne d’Irkoutsk et le village de Listvianka, sur la rive sud-ouest du lac Baïkal. Taltsy a même un lien surprenant avec l’Amérique russe. 

Talsty. Tour du Sauveur avec mur en rondins reconstruit et tour d’angle du fort d’Ilimsk sur la rivière Angara

Bien que les origines du musée de Taltsy remontent au début des années 1960, une colonie située sur le site, près du confluent de la rivière Taltsinka avec la rivière Angara, a existé beaucoup plus tôt. Il existe notamment des preuves écrites de l’existence d’un couvent dans la région en 1758.

Baranov et Laxman

Dans les années 1780, ce site reculé réunit deux figures majeures de l’étude et du développement de la Sibérie : Alexandre Baranov (1746-1819) et Erik (Kirill) Laxman (1737-96), qui se sont tous deux illustrés en tant qu’explorateurs. Baranov, entrepreneur et explorateur de la ville septentrionale de Kargopol, a transféré ses activités à Irkoutsk en 1780. Dix ans plus tard, il deviendrait l’administrateur en chef de la Compagnie du Nord-Est, qui, en 1799, fut réorganisée sous le nom de Compagnie russo-américaine : c’est la société qui gérait l’Alaska et l’Amérique russe.

Erik Laxman, né en Finlande (qui à l’époque faisait partie de la Suède), a déménagé à l’âge de 24 ans à Saint-Pétersbourg, où il a enseigné à l’école luthérienne de la ville. En 1764, il est envoyé comme pasteur dans une paroisse luthérienne de la lointaine Barnaoul, une importante colonie minière russe sur le fleuve Ob, près des montagnes de l’Altaï.

Certains auraient pu y voir une forme d’exil, mais Laxman était fasciné par la variété et la richesse de la Sibérie. Poussé par une curiosité et une intelligence sans bornes, il est devenu une référence en ce qui concerne la région dans plusieurs disciplines. Devenu un érudit reconnu, il retourne à Saint-Pétersbourg en 1769 et passe la décennie suivante à réaliser des expéditions dans toute la partie européenne de l’Empire russe, avant de s’installer à nouveau en Sibérie en 1781.

L’héritage de Laxman

Taltsy. Tour du Sauveur du fort d’Ilimsk

Attiré au début des années 1780 par le centre culturel et administratif qu’était Irkoutsk, Laxman explore les environs et découvre des gisements de sable riche en silice sur le site de Taltsy. Apprenant la découverte, Baranov a apporté ses compétences entrepreneuriales à Laxman ; tous deux ont formé l’usine de verre de Taltsy, qui répondait à un besoin aigu de contenants en verre dans tout l’Extrême-Orient et en Alaska.    

Taltsy. Église de l’Icône de la Vierge de Kazan du fort d’Ilimsk. Arrière-plan : Tour du Sauveur

D’autres entreprises ont vu le jour à Taltsy, qui tout au long du XIXe siècle a été une usine et un lieu de peuplement, avec une petite église. Bien que son importance ait diminué au début du XXe siècle, la colonie et la verrerie ont existé jusqu’à la fin des années 1950, lorsque la zone proche de la rivière Angara a été submergée lors de la création de la centrale hydroélectrique d’Irkoutsk. Les parties encore utilisables de la verrerie ont été déplacées vers la ville de Touloun.

Taltsy. École paroissiale du village de Keoul près d’Oust-Ilimsk (région de l’Angara). Fond : Église de Notre-Dame de Kazan

En raison des falaises abruptes qui surplombent l’Angara, une partie du site de Taltsy est restée au-dessus des eaux du nouveau réservoir. Dans le même temps, la construction de la centrale hydroélectrique d’Oust-Ilim, à d’autres endroits sur la rivière Angara, menaçait l’un des monuments historiques les plus importants de Sibérie : le fort d’Ilimsk datant du XVIIe siècle, avec son impressionnante tour-porte du Sauveur (1667) et des parties des murs du fort, ainsi que la petite église de l’Icône de Notre-Dame de Kazan (1679) – tous ces édifices étaient construits en rondins de pin.

Taltsy. Bâtiment administratif du volost (région) de l’Angara inférieur

En 1966, l’administration régionale a pris des mesures pour sauvegarder les monuments d’Ilim en créant un parc-musée près d’Irkoutsk. Le site de Taltsy a été recommandé par Galina Oranskaïa (1913-1986), une architecte formée à Moscou devenue référence en matière de sauvegarde du patrimoine d’Irkoutsk. Les travaux de construction du musée ont commencé en 1970, des années ayant été nécessaire pour trouver et reconstruire des structures traditionnelles en rondins sur le vaste territoire d’Irkoutsk. Le musée a ouvert ses portes en 1980.

La composition de Taltsy

Taltsy. Relais de poste en rondins (traktir) de l’Angara inférieur

Taltsy comprend quatre secteurs. Le plus grand est le secteur Angara-Ilim, dont la pièce maîtresse est formée par les structures en rondins du XVIIe siècle de la région d’Ilim. Le fort d’Ilimsk (ostrog) est apparu à l’été 1630, lorsque 28 cosaques dirigés par l’ataman Galkine ont remonté l’Angara en quête des terres fertiles situées à l’embouchure de la rivière Ilim. Leur camp d’hiver (zimovié) a été remplacé par un fort en rondins l’année suivante.    

Taltsy. Maisons et granges dans un village reconstruit de la région de l’Angara inférieur

Les deux premiers forts ont succombé aux incendies qui ravageaient régulièrement les villages en bois de Russie, mais des parties d’un troisième, construit en 1667, ont tenu trois siècles. Le fort d’Ilimsk se composait d’un mur de palissade rectangulaire avec des bûches verticales en pointes au sommet. Le mur était ponctué de huit tours en rondins de pin, dont quatre aux angles. Trois des tours avaient des portes, au-dessus desquelles se trouvaient de petites chapelles en saillie. Seule la tour du Sauveur - restaurée en 1984 - a survécu depuis 1667, mais une partie du mur ouest (avec une tour d’angle) a été reconstruite.

Taltsy. Maison en rondins de la ferme d’un cosaque nommé Moskovski

La petite église de l’icône de la Vierge de Kazan, dont on estime qu’elle a été construite en 1679, était située près de la porte du Sauveur et servait à la fois de lieu de culte et de structure défensive supplémentaire. La petite structure a été régulièrement modifiée au fil des siècles, mais le noyau est resté et a été restauré dans le but d’en reproduire l’apparence originale, bien que des questions subsistent à ce sujet.

Taltsy. Maison en rondins de la ferme d’un cosaque nommé Moskovski. Remarquez le toit en rondins concaves imbriqués

Le territoire à proximité des structures du XVIIe siècle est occupé par une recréation de villages similaires à ceux qui ont surgi autour des premiers forts et ont ensuite servi de centres administratifs pour le district environnant (volost). On y trouve l’école paroissiale à une seule classe (1885) du village de Keoul dans la région d’Ilim, ainsi qu’un bâtiment administratif du volost, un relais routier et un entrepôt à céréales communal.        

Taltsy. Maison en rondins de la ferme Nepomilouïev

Les reconstitutions de fermes de la fin du XVIIIe siècle, du XIXe et du début du XXe siècle sont particulièrement intéressantes. La majorité des paysans du territoire d’Irkoutsk appartenaient à la classe moyenne et pouvaient s’offrir du bétail, différents outils agricoles et des produits achetés en magasin.         

Taltsy. Intérieur de la maison en rondins de Nepomilouïev. Pièce principale avec métier à tisser en arrière-plan

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L’un des premiers exemples de ferme provient du village d’Antonova (région de Bratsk) et a été construit au début du XIXe siècle par un certain Moskovski. On sait qu’il était « cosaque de ville », c’est-à-dire qu’il exerçait des fonctions policières et administratives, par opposition aux « cosaques de ligne », qui veillaient sur les zones frontalières.      

Taltsy. Grange de la ferme Nepomilouïev

C’est une ferme organisée autour de cours fermées, avec un mur de la maison donnant sur la rue, une porte d’entrée ainsi que des granges et des hangars disposés autour de deux ou trois cours distinctes, dont une où le bétail était gardé. De telles fermes existaient dans toute la région lors de la création du musée, et existent toujours dans certains villages.       

Système interconnecté

Taltsy. Habitation bouriate en rondins (yourte) avec toit de chaume (région de l’Angara)

Certaines habitations sont dites « mitoyennes ». Une famille commençait par bâtir une seule maison en rondins, puis construisait une structure jumelle reliée par un passage au fur et à mesure que la famille grandissait.          

Taltsy. Habitation bouriate en rondins (yourte) avec toit en planches de bois

L’autre grand secteur de Taltsy présente des structures traditionnelles du peuple indigène bouriate, dont une partie de la population vit dans le territoire d’Irkoutsk, à l’ouest du lac Baïkal. Avant l’apparition de la Russie au XVIIe siècle, les Bouriates étaient des éleveurs qui se déplaçaient fréquemment vers des pâturages plus favorables.  

Taltsy. Intérieur de yourte bouriate avec toit en planches. Foyer au centre

Aux XVIIIe et XIXe siècles, ils se sédentarisent peu à peu, mais continuent à construire des yourtes en bois, souvent recouvertes de toits de tourbe. Le musée présente une exposition de yourtes en rondins apportées du campement d’Alagui, près du village de Bougouldeïka. Les intérieurs présentent un espace unique avec des poteaux supportant un toit incliné vers le haut pour évacuer la fumée du foyer (au centre). L’exposition présente également des cabanes en rondins typiques de campements d’été. Au fond du parc, près de la rivière Angara, se trouve un camp de pêche.        

Taltsy. Tchoum (tipi) d’Evenks
Taltsy. Cabane à gibier d’Evenks (labaz) surélevée pour protéger le gibier des prédateurs

Les plus petits secteurs, magnifiquement situés dans un bosquet, sont consacrés aux peuples indigènes Evenks et Tofalars, des chasseurs et éleveurs de rennes. Considérés comme la population la plus ancienne à avoir vécu dans la région, les Evenks menaient une existence nomade, dont certains éléments ont persisté jusqu’au début du XXe siècle. Leurs campements, généralement habités par des familles liées entre elles, variaient en harmonie avec les saisons.

Taltsy. Moulins à eau reliés par un sas en bois

Le secteur evenk comprend un tchoum (wigwam) typique des camps de printemps et d’automne. Le cadre est constitué de rondins fendus recouverts d’un tapis d’écorce de mélèze. D’autres présentoirs comprennent des perchoirs en bois afin de stocker le gibier et les fournitures, ainsi que des supports pour le traitement des peaux d’animaux. Sur la pente raide située au-delà de ce secteur, on trouve une série de trois moulins à eau alimentés par un seul cours d’eau.

Lien avec le Japon

Taltsy. Église de la Trinité du village de Diadino

D’autres pièces notables incluent l’église de la Trinité, construite en 1914 dans le village reculé de Diadino et déplacée dans le parc en 1990 pour servir de décor au film conjoint russo-japonais intitulé Rêve de Russie (Sny o Rossii). Sorti en 1992, le film était basé sur un roman historique japonais de Yasushi Inoue consacré à un groupe de 17 naufragés japonais, qui ont été secourus par des Russes dans les îles Aléoutiennes et ont passé neuf ans à voyager en Russie dans les années 1780 et au début des années 1790, avant de recevoir l’autorisation de retourner dans le pays fermé qu’était le Japon.

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Un personnage clé de ce drame n’était autre qu’Erik Laxman, qui a rencontré les Japonais à Irkoutsk, a accompagné les survivants à Saint-Pétersbourg et a finalement organisé une audience du capitaine japonais avec Catherine la Grande. Bien que trois des Japonais seulement soient retournés dans leur patrie en 1792, l’histoire illustre le rôle joué dans les débuts des relations russo-japonaises par Laxman, un Suédois russifié ayant un lien avec Taltsy. Dans le contexte actuel, le musée Taltsy acquiert un rôle nouveau dans la communication entre les peuples.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s'est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard. 

Dans cet autre article, William Brumfield vous emmenait à la découverte de Miass, une ville née de l’or de l’Oural.

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