L’histoire de deux monastères, entre submersion et renaissance

Tourisme
WILLIAM BRUMFIELD
L’historien de l’architecture et photographe William Brumfield examine deux monastères aux destins très différents, mais tous deux intimement liés à l’histoire de Moscou au fil des siècles.

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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant d’obtenir une photographie détaillée et aux couleurs vives. Désireux d’utiliser cette nouvelle technique pour documenter la diversité de l’Empire russe, il a photographié les sites historiques situés sur une vaste étendue géographique au cours de la décennie qui a précédé la Première Guerre mondiale.

Un soutien logistique à ses voyages a été fourni par le ministère des Transports, qui l’a chargé de travailler en juin et juillet 1909 le long de la voie navigable Marinski dans le nord-ouest de la Russie. Cette voie était intrinsèquement liée au développement de Saint-Pétersbourg, fondée en 1703 et désignée capitale de la Russie en 1712.

La voie navigable Marinski s’étendait du fleuve Neva (à Saint-Pétersbourg) au lac Ladoga, puis via la rivière Svir jusqu’à la rive sud du lac Onega. Au-delà de ce bassin naturel, la rivière Vytegra et un canal menaient via la rivière Kovja jusqu’au lac Blanc (Beloïe Ozero). Ce lac est connecté à la rivière Cheksna, qui, sur son itinéraire menant au port de Rybnisk, sur la Volga, coule à travers ce qui est maintenant la ville industrielle de Tcherepovets.

Couvent de la Nativité de Jean-Baptiste

Au cours de son voyage le long de la Cheksna en 1909, Prokoudine-Gorski a réalisé une série de photographies saisissantes du couvent de la Nativité de Jean-Baptiste à Leouchino, à 35 km au sud de Tcherepovets. Bien que fondé en tant que communauté monastique en 1875 seulement, le couvent et son atelier de peinture d’icônes étaient parmi les plus renommés de Russie au moment de la visite du photographe. Il a immortalisé un vaste complexe de bâtiments en briques, dont l’imposante cathédrale de la Louange à la Sainte Vierge, tous érigés sous la supervision active de l’higoumène Taïssia (Solopova ; 1842-1915).

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Bien que le couvent ait continué à fonctionner jusqu’en 1931, sa proximité avec la Cheksna s’est avérée fatale. Lors de la création du vaste réservoir de Rybinsk - un maillon majeur du canal soviétique Volga-Baltique - la plupart des bâtiments du couvent ont été soit démantelés pour en réutiliser les briques, soit ont été submergés par la montée des eaux sur la période allant de 1941 à 1947. Les quelques vestiges encore émergés ont été détruits dans les années 1950, charriés par la puissance des glaces printanières.

Les photographies de Prokoudine-Gorski constituent aujourd’hui un témoignage inestimable des réalisations de l’higoumène Taïssia et de sa communauté au tournant du XXe siècle. Au cours de la même période, une autre institution monastique a connu une fièvre de la construction. Toutefois, elle allait faire face à un avenir tout aussi périlleux.

Monastère Saint-Nicolas-Ougrechski

Rares sont les monastères et couvents de la région de Moscou à avoir une histoire plus singulière que le monastère Saint-Nicolas-Ougrechski, situé dans l’actuelle ville de Dzerjinsk, au sud de Moscou. En effet, le monastère a été fondé en 1380 par le grand prince de Moscou Dmitri Donskoï, figure marquante du développement de la Moscovie.

Selon la légende, le célèbre prince et chef militaire a vu une icône de Saint-Nicolas apparaître miraculeusement dans un arbre près d’un pré où lui et ses troupes faisaient halte pour se reposer. À la fin de l’été 1380, l’armée était en route vers le sud pour affronter les troupes tatares lors d’une bataille épique qui constituerait un tournant de l’histoire russe : la victoire sur le Khan Mamaï sur le champ de Koulikovo près du fleuve Don.

Interprétant l’apparition de l’icône comme un bon présage, le prince Dmitri ordonna la création d’un monastère en ces lieux. Selon un récit médiéval, l’icône miraculeuse réchauffa (« ougret’ ») le cœur du prince Dmitri, donnant ainsi lieu à l’appellation populaire du monastère, qui est officiellement dédié à Saint Nicolas.

Proche du village d’Ostrov, son emplacement attrayant au nord de la rivière Moskova était déjà connu de l’élite princière de Moscou, et le nouveau monastère a rapidement pris de l’importance. Au XVe siècle, il possédait sa propre représentation au Kremlin.

Du bois à la maçonnerie

Comme d’autres monastères de Moscou, Saint-Nicolas-Ougrechski a partagé le destin mouvementé de la ville. Construit au départ en bois, le monastère a été incendié en 1521 lors d’une attaque majeure contre la Moscovie menée par le khan de Crimée Mehmed Ier Giray (1465-1523).

Reconstruit peu après, le monastère a acquis sa première église en maçonnerie : la nouvelle cathédrale Saint-Nicolas, vraisemblablement érigée dans les années 1520 ou 1530. Fréquemment rénovées, certaines parties de la structure ont été reconstruites dans les années 1840. En 1940, la cathédrale est rasée. Dans le cadre de la renaissance du monastère, la cathédrale a été reconstruite après 1990 sous une forme stylisée évoquant l’architecture moscovite du XVe siècle.   

Dans la dernière partie du XVIe siècle, le monastère a bénéficié des largesses d’Ivan le Terrible. Au début du XVIIe siècle, pendant la transition dynastique et le chaos politique connu sous le nom de Temps des troubles, le monastère était occupé par diverses factions, mais en 1611, il était devenu l’un des points de ralliement des forces en faveur de la Russie orthodoxe.

Tout au long du XVIIe siècle, le monastère Saint-Nicolas-Ougrechski a été un lieu de pèlerinage pour les tsars Michel Ier et Alexis Ier, ainsi que leurs suites royales. Le jeune tsar Pierre Ier, fils d’Alexis, y a régulièrement séjourné à la fin des années 1680. Le monastère a acquis une sombre renommée en 1698 en tant que lieu de détention et d’interrogatoire pour les gardes appelés streltsy, impliqués dans la tristement célèbre révolte des streltsy contre l’autorité de Pierre.

Autres vocations

Sur fond de sécularisation de la société et de la politique russes au XVIIIe siècle, l’influence des monastères a décru, tout comme le soutien financier qu’ils recevaient. Impacté par ces tendances générales, le monastère Saint-Nicolas-Ougrechski a connu des problèmes spécifiques dans sa vie administrative et spirituelle. Les ressources devenues insuffisantes, le monastère était de plus en plus souvent utilisé pour accueillir les parias, les indigents et les malades. En 1771, il a été utilisé comme lieu de quarantaine pour accueillir les victimes de la peste qui faisait rage à Moscou.

Au cours de cette sombre période, quelques mesures ont été prises pour entretenir le monastère. La cathédrale Saint-Nicolas a été restaurée, et en 1758 a débuté la construction d’un imposant clocher, achevé dans sa forme originale à trois niveaux vers 1778. À l’automne 1812, le monastère a été brièvement occupé et saccagé par les troupes françaises. Au début des années 1830, l’institution était en désuétude et sa fermeture était envisagée.     

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Le sort du monastère Saint-Nicolas-Ougrechski a attiré l’attention de deux des prélats les plus éminents de Russie, l’archimandrite Ignace Brianchaninov et le métropolite Philarète (Drozdov). Grâce à leur intervention et au généreux soutien d’une dynastie marchande dirigée par Piotr Alexandrov, le monastère a connu un renouveau vigoureux, symbolisé par la rénovation de la cathédrale Saint-Nicolas au début des années 1840.

L’archimandrite Pimen Ougrechski (Piotr Miasnikov ; 1810-1880), qui a prononcé les vœux monastiques en 1838 et s’est vu confier la direction du monastère par le métropolite Philarète en 1852, a joué un rôle de premier plan dans cette résurgence. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le territoire monastique, considérablement agrandi, a été repensé selon un concept inspiré par Fiodor Solntsev, un artiste et archéologue qui a eu un impact substantiel sur la réinterprétation du patrimoine architectural russe.

Éléments architecturaux

Comme souvent dans les monastères russes, l’élément le plus visible du nouvel ensemble est son clocher. Sur la base solide fournie par la structure originale du XVIIIe siècle, la tour a gagné quatre niveaux supplémentaires en 1859, portant sa hauteur à plus de 90 mètres. Pendant la période soviétique, les étages supérieurs ont été démolis, mais la tour est maintenant restaurée et a retrouvé son envergure de jadis.

La campagne de construction du XIXe siècle a culminé avec la construction de la grandiose cathédrale de la Transfiguration, commencée en 1880 et achevée en 1894. Conçue dans le style dit « pseudo-russe » par les architectes Alexandre Kaminski et Boris Freidenberg, la cathédrale de la Transfiguration reste l’une des plus grandes églises de la région de Moscou. Les icônes de la nouvelle iconostase ont été peintes par des maîtres du centre artistique traditionnel de Palekh.

L’élément le plus inhabituel de la vision architecturale de Solntsev pour le monastère Saint-Nicolas-Ougrechski s’est incarné dans la reconstruction en 1866 du mur nord, qui faisait face à la route principale menant au monastère. Connue sous le nom de mur de Palestine (ou de Jérusalem), cette structure idiosyncrasique, avec sa panoplie de tours et ses lignes visuelles entrecroisées, était censée suggérer l’image de la ville sainte de Jérusalem telle qu’elle est représentée dans l’iconographie russe traditionnelle, en particulier dans les scènes de crucifixion en arrière-plan.

Période soviétique et au-delà

Après la mise en place du pouvoir soviétique, le monastère a brièvement servi de commune puis a été fermé en 1925. Les bâtiments ont été convertis en refuge pour enfants abandonnés (bezprizorniki) en lien avec les bouleversements de grande ampleur induits par la guerre civile. Le projet intéressait particulièrement Felix Dzerjinski, chef de la police politique soviétique, et après sa mort en 1926, la ville nouvellement formée reçut son nom.

Restitué à l’Église orthodoxe en 1991, le monastère Saint-Nicolas-Ougrechski a entamé un long processus de renouveau qui a conduit à son dynamisme actuel. Sa mission éducative s’est élargie pour inclure un séminaire orthodoxe créé en 2000. De nombreuses églises et chapelles ont été restaurées ou entièrement reconstruites, une grande partie de l’ensemble étant regroupée autour d’un étang pittoresque. Avec son cadre paysager, le monastère offre une oasis de spiritualité aux visiteurs.

Nouveau coup du sort, en 2015-16, le couvent de Saint-Jean-Baptiste de Leouchino a été recréé à une échelle beaucoup plus modeste dans le village de Miaksa, sur la rive gauche de la Cheksna, à quelques kilomètres de son emplacement d’origine. Les photographies de Prokoudine-Gorski ont sans aucun doute joué un rôle clé dans la préservation de la mémoire de ce sanctuaire, dont les fondations se trouvent sous les eaux.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s'est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard. 

Dans cet autre article, William Brumfield vous emmenait à la découverte de Miass, une ville née de l’or de l’Oural.

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