La plupart des étrangers qui ont visité la Russie font le même constat : quelques jours après leur arrivée, une personne croisée au hasard dans la rue leur demande une cigarette et leur processus de pensée instinctif produit des phrases du type : « Quoi ? Je ne te connais même pas ! » ou « Prends-en une, sangsue ! ».
Ensuite, vous voyez la même chose se produire avec d’autres, et à votre grande surprise, ces individus « clope au bec » se montrent volontiers généreux avec leurs compatriotes moins fortunés.
À ce stade, vous commencez probablement à vous sentir un peu radin. Vous luttez contre vous-même : « Ce n’est pas parce qu’il est généreux que je dois l’être. J'ai travaillé dur pour ces cigarettes ».
C’est naturel. Après tout, les fumeurs sont souvent ostracisés hors de Russie. Les demandes de cigarettes se heurtent généralement à des grognements et des hochements de tête méprisant lors des soirées ; et ceux qui demandent sont généralement brocardés de « mendiants » sur les forums en ligne.
Ce genre de « mendiants » n’est pas considéré avec le même niveau de suspicion dans les rues de Russie. Il y a même un mot d'argot pour rendre la pratique plus cool : « стрелять сигареты » (« tirer des cigarettes »).
Et la logique veut aussi que la prochaine fois, c’est peut-être vous qui serez dans le rôle du demandeur…
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En août 2017, le sociologue Viktor Vakhstein s’est rendu sur le forum russe TheQuestion.ru pour expliquer les raisons pour lesquelles il est socialement acceptable de quémander des cigarettes en Russie, mais pas un chewing-gum. Le nœud derrière sa réponse ? C’est une habitude et les gens s’offusquent si vous ne vous y conformez pas.
« Pour une personne qui achète un paquet, une cigarette est un prix acceptable pour se sortir d’une situation potentiellement désagréable. La perte d’une cigarette n’est donc pas considérée comme un dommage », a-t-il écrit.
David Woodburn, professeur d’anglais originaire de Nouvelle-Zélande et résidant à Moscou, explique que les Russes sont tellement habitués à ne pas se voir refuser de cigarettes qu’ils sont choqués de se faire rejeter.
« Je pense que c'est une politesse courante ici, nous dit-il. Je répondais simplement par un "niet" (« non ») quand une personne me demandait une clope, mais les gens s’offusquaient souvent ou commençaient à réclamer des explications. Vous avez besoin d'une véritable excuse, telle que "Non, je ne fume pas". La réponse la plus solide que vous puissiez donner est : "Désolé, c’est ma dernière", et si tel est le cas, personne ne vous privera de celle-ci ».
Bien sûr, la raison la plus évidente pour laquelle les Russes sont prêts à céder une clope est le prix. Bien que les prix augmentent régulièrement depuis la Loi antitabac de 2013, le prix moyen d'un paquet fluctue toujours autour de 90 roubles (moins de 1,5 euro). Il est donc considéré comme extrêmement radin de ne pas dépenser quelques roubles. Comparez cela à 7 euros en France, 11,85 dollars au Royaume-Uni, ou même 13 dollars à New York. Si le prix des cigarettes se situait quelque part dans ce diapason, les Russes se montreraient peut-être un brin moins généreux.
Pour Daniel Chalyan, le fait de devoir penser au prix des cigarettes lors d’un voyage à l’étranger a été un choc culturel.
« Quand je suis allé en Angleterre pour la première fois, une fille m'a demandé si elle pouvait m'acheter une cigarette, dit-il. Je lui ai demandé pourquoi elle me proposait de l'argent et, d'une manière très britannique, elle a répondu : "C'est simplement les bonnes manières ici" ».
Il convient également de noter que la popularité et l’influence de la culture du tabagisme expliquent en partie l’attitude insouciante des Russes à l'égard des cigarettes. Par exemple, la Russie figurait en 2016 au neuvième rang des pays en termes de consommation de tabac par habitant : plus il y a de gens dans la rue avec des cigarettes, plus il y a de chances qu’ils se fassent « taxer ».
De plus, bien que la loi anti-tabac de 2013 interdise de fumer à l’intérieur de tous les lieux publics, il est toujours courant de fumer dans la rue, ce qui signifie que vous êtes plus susceptible de rencontrer un « donateur » potentiel quand vous êtes en manque.
Aux États-Unis, c’est tout le contraire qui se produit, à la grande surprise d’un blogueur russe résidant à Los Angeles: « Les gens fument dans la rue, mais c’est un phénomène rare. Parfois, vous rencontrez quelqu'un avec une cigarette sur un trottoir désert, caché sous un arbre… ».
Même si la plupart des fumeurs russes partageront avec plaisir, n’en faites pas trop non plus - avec la hausse des prix du tabac en Russie, il semble que tout le monde n’ait pas conscience d’abuser de la générosité d’autrui.
Sur un forum russe, un fumeur perplexe se plaignait d’un collègue avide : « Je ne suis pas radin, mais chaque jour, il vient au travail sans cigarettes et me taxe un tiers de mon paquet ».
« Simple : ne lui en donnez pas, lit-on dans une réponse. Si tu fumais un tiers de mon paquet, j'en aurais marre de toi. Achète ton propre paquet… »
Alors, la seule règle de mise ici semble être - connaissez vos limites.
(Ou ne fumez pas du tout – cela fera plaisir à votre mère.)
Dans cette autre publication, nous vous expliquons pourquoi les Russes sont si coriaces.
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