La Grande Diomède, une île russe aux confins du monde et du temps

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EKATERINA SINELCHTCHIKOVA
Un ancien garde-frontière de la base militaire la plus orientale de Russie a dépeint à Russia Beyond la vie sur l’île de la Grande Diomède, le seul endroit au monde où l’on peut apercevoir le jour d’avant.

Deux îles rocheuses au centre du détroit de Béring, entre la Tchoukotka et l’Alaska, des morses, des ours polaires et des crabes, le brouillard et un froid extrême …

Si ce n’est travailler comme garde-frontière, il n’y a semble-t-il ici rien à faire. C’est en effet à cela que ressemble le bout du monde, il n’y a ni centre commercial ni multiplexe, ni même de petit cinéma avec un café et un centre de loisir.

La seule chose dans laquelle les insulaires pourraient faire carrière, c’est dans l’imitation de Marty MacFly de Retour vers le futur, puisque cette île est en réalité le seul endroit sur Terre où il est possible de voir à la fois la veille et le lendemain. Le chemin entre les deux ne prend qu’environ 10 minutes de navigation.

La Grande Diomède, appelée également île Ratmanov, appartient à la Russie, tandis que la Petite Diomède, répondant aussi au doux nom d’île Krusenstern, est un territoire étasunien. Les deux sont séparées de seulement 3,8 kilomètres et … par une différence de 23 heures. Entre elles se trouve en effet la ligne de changement de date et celle de la démarcation russo-américaine. On surnomme ainsi populairement ces deux territoires l’île de Demain et l’île d’Hier.

« C’est une véritable machine à remonter le temps. Nous observions ce qu’il se passait la veille en temps réel », a raconté à Russia Beyond Ramil Goumerov, âgé de 40 ans. Il a effectué un service militaire de 2 ans, à partir de 1995. Au cours de cette période, il a passé plus d’un an au sein d’une unité basée sur cette île, où, au-delà de la base militaire, on ne trouve aujourd’hui plus qu’une station polaire et un poste-frontière.

Faille temporelle et malédiction de chaman

En fait, aller en permission sur l’autre île, dans un autre pays et dans le jour d’avant, est une « pure fantaisie ». « Les perm’ n’étaient pour nous qu’un rêve », affirme Goumerov. 

Seuls les Inuits autochtones sont autorisés à circuler librement entre les deux îles. Ils peuplaient déjà ces terres quand le premier Européen, le navigateur russe Simon Dejnev, y a accosté en 1648. Suite à son arrivée, les deux îles sont passées sous domination russe, et ce, jusqu’à la vente de l’Alaska et de quelques îles environnantes aux États-Unis, en 1867.

Après cette transaction, le peuple autochtone s’est retrouvé dans une situation pour le moins inhabituelle : sur les deux îles il y avait la même heure, mais des jours différents. Comparée à l’île Ratmanov, celle de Krusenstern était toujours dans le passé. On a alors institué un régime sans visa pour les Inuits, pour qu’ils puissent rendre visite à leurs proches. Mais au final, cela fait bien longtemps que plus aucun d’entre eux ne réside sur l’île russe.

À partir du début du XXe siècle des Inuits ont en effet émigré vers la Petite Diomède (un petit village s’y trouvant en abrite encore aujourd’hui 135), tandis que les autres ont été transférés sur le continent. Point le plus oriental de l’Union soviétique, cette île d’une longueur de 9 kilomètres, a ensuite été mise sous protection du gouvernement. C’est ainsi qu’en 1941 y a fait son apparition un premier détachement de gardes-frontières.

« Directement à Vladivostok on a rapidement construit un bâtiment en bois de six pièces, ainsi qu’un entrepôt et un bania. Tout cela a ensuite été démonté et chargé sur un bateau, avec suffisamment de vêtements, de nourriture et d’armes pour trois ans, et a été acheminé vers l’île », explique Goumerov.

On dit qu’après que les Inuits ont quitté l’île, un chaman local y a débarqué et l’a maudite. Et depuis, des personnes y mourraient pour différentes raisons. Goumerov, il est vrai, note avec raison que : « Des gens meurent partout, et l’île ne fait pas exception. À qui la faute ? À un malheureux hasard, aux forces de la nature ou à une malédiction de chaman ? Je ne sais pas ».

Une journée sans fin

La vie sur cette île austère se résume à 9 mois d’hiver, au gel accompagné de vents violents. 300 jours par an l’île est plongée dans un épais brouillard, c’est pourquoi les hélicoptères ne peuvent s’y rendre que rarement, seulement une fois tous les 2-4 mois afin d’apporter des provisions et le courrier. Le gazole est habituellement acheminé par pétrolier. Goumerov y a fait son service alors qu’il venait du Sud de la République du Bachkortostan (1 200 km au sud-est de Moscou).

« Tu te lasses du blanc, la neige est partout et toujours là, jusqu’à l’horizon. À mon époque on avait des vêtements et des chaussures usés jusqu’à la corde, des portions de nourriture on ne peut plus frugales, un sentiment constant et léger de faim. Pour cuisiner et se laver, il fallait chauffer de la neige. Ni télévision, ni journaux, ni téléphone. Chaque jour la même chose, +une journée sans fin+ », se remémore Ramil Goumerov.

À présent, - dit-il cependant, - beaucoup de choses ont changé, et dans le bon sens. Au sein de l’unité ne servent que des militaires sous contrat, ils ont de l’eau en bouteille, un téléviseur, un téléphone, et « d’autres biens de la civilisation ». 

« Je ne me plains pas, je raconte simplement comment c’était. D’ailleurs, je ne me suis jamais plaint d’y être allé. J’ai eu de la chance. Sinon, où aurais-je pu voir des chiens de traineau, des rennes, des milliers d’oiseaux sur des hautes falaises, des cigognes volant au printemps en direction de l’Eurasie, et repartant en automne pour l’Amérique, des orques chassant des morses, des baleines, des renards polaires, des ours blancs. Et tout cela à l’état sauvage, en vrai. Et les navires. En hiver, les aurores boréales, en été, les nuits blanches. Et j’ai pu aller au Kamtchatka. J’ai vu la Russie, alors que j’allais d’Oufa (capitale du Bachkortostan) à Khabarovsk (la plus grande ville de l’Extrême-Orient russe, à 6 145 km à l’est de Moscou) en train. Ces lieux sont singuliers, il y a beaucoup de choses à contempler. J’y suis devenu quelqu’un d’autre », conclut-il, l'air songeur.