Saviez-vous qu’il y avait une prison pour dettes à Moscou?

Vladimir Savostianov/TASS
À en croire l’un de ses biographes, au printemps 1865, Fiodor Dostoïevski «échappa à ses créanciers, à l’inventaire de ses biens et à la prison pour dettes en fuyant à l’étranger avec 175 roubles en poche». S’il n’avait pas pris cette décision, peut-être aurait-il séjourné plusieurs années à la «fosse de Tarassov» où le général Ivolguine de L’Idiot fit plusieurs passages.

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À Moscou aussi, les débiteurs qui ne pouvaient faire face à leurs obligations avaient à redouter l’emprisonnement civil. Laissons-nous guider par Vladimir Guiliarovski (1855-1935), l’auteur de Moscou et les Moscovites, qui nous emmène découvrir la « fosse pour dettes » de la seconde ville de l’Empire russe.

Recouvrement de son dû

En Russie comme ailleurs dans le monde, le recouvrement des dettes par les créanciers privés et la puissance collectrice de l’impôt a pris au cours de l’histoire essentiellement trois formes :

  • l’esclavage, auquel on peut rattacher le travail forcé. Il peut être temporaire, familial et/ou héréditaire ;    
  • la torture ;
  • la contrainte par corps ou emprisonnement civil.
Illustration tirée du livre Histoire des châtiments corporels en Russie

Le 15 janvier (ancien style) 1718, Pierre Ier (1672-1725) abolit l’usage de la torture (правёж – pravioche qui consistait à battre les jambes du débiteur avec un bâton) destinée à forcer un débiteur à s’acquitter de ses dettes. Il le remplaça par le travail forcé – si l’état du condamné le permettait, sur les galères – au service de l’État qui versait à chaque condamné un rouble par mois. Les femmes étaient, elles, envoyées dans les fabriques textiles de Saint-Pétersbourg.

Dans le courant du XVIIIe siècle, la pratique de l’emprisonnement se développa sur le principe de ce qu’il était dans les pays d’Europe occidentale. Dans les grandes villes, dont Moscou, on ouvrit des établissements carcéraux spécialisés connus sous le nom de « prison pour dettes » (долговая тьюрма – dalgavaïa tiour’ma) ou « cul-de-basse-fosse pour dettes » (долговая яма – dalgavaïa ïama), désignation qui donne à comprendre où ces prisons pouvaient être aménagées.

Une prison qui connut plusieurs adresses

À Moscou, la prison pour dettes se trouvait jusqu’en 1867 près des portes de la Résurrection, de l’Hôtel de la Monnaie et de l’administration municipale. Pour reprendre les termes de William Coxe (1747-1828) qui la visita : « La prison pour dettes est au centre de la ville »*. 

Portes de la Résurrection

La comparaison des descriptions qu’en firent à des époques différentes cet historien britannique, un marchand du nom de I.A. Soloviev (probablement 1779-1849) et le journaliste Vladimir Guiliarovski donne à comprendre que cet établissement carcéral fut déplacé à l’intérieur de l’enceinte formée par les bâtiments administratifs. En effet, William Coxe décrit « un bâtiment en brique d’un étage dans lequel se trouvaient plusieurs pièces »*. I.A. Soloviev se souvenait d’ « un grand local propre avec des barreaux aux fenêtres »** dans un pavillon situé dans la cour de l’administration municipale. Vladimir Guiliarovski avait, lui, visité « une grande pièce en longueur aux voûtes épaisses »*** où il n’y avait qu’une seule petite fenêtre avec des barreaux. Elle se trouvait au premier étage du bâtiment où son guide l’avait conduit.

Vladimir Gilyarovsky dans les années 1880

En 1867, le conseil municipal de Moscou décida de faire aménager en prison cinq bâtiments que la ville avait rachetés à Alexeï Titov (1798-1866), lorsqu’il se défit de la fabrique textile reçue en héritage de son père. Située près du Jardin Nieskouchni (Нескучный сад), cette prison était connue comme Tity (Титы), du nom des anciens propriétaires du lieu. À cette occasion, la prison pour dettes fut déplacée dans l’un de ces bâtiments. Elle reçut le nom de Tit Titytch (ТитТитыч), peut-être en référence à l’un des personnages d’Alexandre Ostrovski (1823-1886). Le dramaturge travailla longtemps au tribunal qui se trouvait près des portes de la Résurrection et, donc, du premier emplacement de la prison pour dettes. 

En 1879, année de l’abolition de l’emprisonnement civil, la prison pour dettes de Moscou se trouvait au 2ème étage de l’Hôtel de Police du quartier de Presnia. Vladimir Guiliarovski soulignait non sans humour qu’on continuait à la désigner comme « la fosse ».

Qui étaient les prisonniers? 

Lorsqu’il fut autorisé à se rendre à la prison pour dettes de Moscou, William Coxe y vit que les « hommes et les femmes [étaient] détenus dans des pièces séparées, mais pouvaient passer la journée ensemble [...] Ils étaient en tout 37 »*. Les informations que Vladimir Guiliarovski obtint de l’ancien gardien qui lui montra la prison confirmaient le témoignage de l’historien britannique. Le journaliste s’étonnait qu’« une partie de la "fosse" [ait été] réservée aux femmes ». En conclusion de son récit, il indiquait qu’« il y avait presque toujours une trentaine de détenus »***. 

Le 19 décembre 1800 fut publié le Règlement sur les Faillites (УставоБанкротах – Oustav a Bankrotakh), qui différenciait les types de défaut de paiement, interdisait d’emprisonner pour dettes les personnes dont la valeur des biens était supérieure à la somme qu’il n’avait pas remboursée.

La loi de 1857 qui restreignit le cercle des personnes pouvant être détenues pour dettes prouve la justesse du proverbe russe : « N’oublie jamais que tu peux connaître la pauvreté ou la prison » (Отсумы, даоттюрьмынезарекайся). Autrement dit : « Il ne faut pas dire : "Fontaine, je ne boirai pas de ton eau " ». Toute personne qui ne pouvait s’acquitter de ses dettes était jusque-là susceptible d’être contrainte par corps. À partir de 1857, il était interdit d’emprisonner pour dettes :

  • les mineurs ;
  • les personnes âgées de plus de soixante-dix ans ;
  • les femmes enceintes ou ayant accouché il y a moins de six semaines ;
  • les parents d’enfants en bas âge qui resteraient sans ressources en leur absence :
  • les membres du clergé (ils relevaient des tribunaux ecclésiastiques) ;
  • une personne à la demande de son conjoint ou d’un parent proche ;
  • les personnes dont les dettes s’élevaient à moins de cent roubles (pour comparaison, à Moscou, une centaine d’œufs coûtait alors un rouble d’argent).

Etait instaurée une échelle de peines en fonction du montant de la dette. La durée maximale de la peine d’un débiteur dont la dette excédait les cent mille roubles était de cinq ans. Si un débiteur n’avait rien remboursé à son créancier ou lui avait remboursé une partie de ce qu’il lui devait, sa dette était effacée à condition qu’il soit resté en réclusion durant toute la durée prévue par la loi et qu’il n’ait pas plus tard eu les moyens de s’acheter un bien.

Emilian Pougatchev sous escorte. Gravure du XVIIIe siècle

Sous le règne de Catherine II (1729-1796), deux prisonniers qui, selon la souveraine, menaçaient l’Empire russe, furent momentanément incarcérés à la prison pour dettes. Emilian Pougatchev (vers 1742-1775) y fut enchaîné avant d’être supplicié sur la place Rouge. Alexandre Radichtchev (1749-1802), l’auteur du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, avait été tellement éprouvé durant sa détention à la forteresse Pierre-et-Paul qu’il n’aurait pu faire le voyage jusqu’au bagne d’Ilimsk dans la région d’Irkoutsk, s’il n’avait pas fait plusieurs haltes sur le parcours, dont une à Moscou.

«Le summum de l’avidité vindicative des marchands»

C’est en ces termes que Vladimir Guiliarovski décrivait l’institution de la prison pour dettes. À l’issue du rituel de la « tasse de thé » à laquelle un débiteur invitait son créancier pour lui annoncer son insolvabilité, ce dernier choisissait soit de régler le différend à l’amiable, soit de faire mettre les affaires de son débiteur sous tutelle, soit de l’envoyer à « la fosse » non sans arrière-pensées.

Un marchand, 1923. Boris Koustodiev

Le créancier pouvait, à tort ou à raison, soupçonner que son débiteur ou ses proches avaient les moyens ou seraient prêts à tout pour le rembourser. Dans Crime et Châtiment, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) en donne une illustration. Il fait dire à Svidrigaïlov : « Vous savez sans doute (mais oui, c’est moi-même qui vous l’ai raconté), commença Svidrigaïlov, que j’ai été en prison pour dettes, une dette énorme, et je n’avais pas la moindre possibilité de satisfaire mon créancier. Je ne veux pas entrer dans les détails de mon rachat par Marfa Petrovna ; vous savez comme l’amour peut tourner la tête d’une femme »****.

Arkadi Svidrigaïlov dans Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski

Il arrivait qu’un créancier veuille mettre la main sur l’affaire d’un concurrent, éloigner un mari encombrant ou bien encore contraindre la femme de son débiteur à lui céder. La prison pour dettes était aussi le moyen de se venger de lui avec cruauté. En effet, à partir de 1828, les créanciers devaient prendre à leur charge l’entretien des débiteurs qu’ils avaient fait incarcérer pour des durées alors encore indéterminées : selon Vladimir Guiliarovski, le forfait mensuel était de cinq roubles et quatre-vingt-cinq kopecks. Or, s’ils arrêtaient de verser cette somme au Trésor, les prisonniers étaient relâchés. Ils restaient toutefois à la merci de leurs créanciers qui pouvaient à tout moment les faire renvoyer à « la fosse ».

Il ne faudrait toutefois pas croire que les débiteurs étaient tous honnêtes et victimes de créanciers féroces. Svidrigaïlov et certains personnages d’Alexandre Ostrovski étaient loin d’être des exceptions.

Le 7 mars (ancien style) 1879, le système de contrainte par corps ayant fait la preuve de ses limites fut définitivement aboli.

Dans cette autre publication, découvrez dix mots pour comprendre la Russie médiévale.

*Coxe W., Account of the prisons and hospitals in Russia, Sweden, and Denmark : with occasional remarks on the different modes of punishments in those countries, London : printed for T. Cadell, 1781, pp.13-14 

**https://modernlib.net/books/muravev_vladimir/istorii_moskovskih_ulic/read_4/

***https://ru.wikisource.org/wiki/Москва_и_москвичи_(Гиляровский)/Яма 

****Dostoievski F., Crime et Châtiment 6ème partie, chapitre 4, p.453 

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