Comment Hawaï a-t-il failli intégrer l’Empire de Russie?

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Si certains Russes s’étaient montrés un peu plus habiles en diplomatie il y a 200 ans, la Région autonome d’Hawaï aurait pu être le nom de l’une des subdivisions administratives de la Fédération de Russie aujourd’hui. Retour sur une page méconnue mais passionnante de l’histoire.

L’archipel d’Hawaï se retrouva dans le champ de vision des Russes au cours de la circumnavigation d’Ivan Krusenstern et de Iouri Lissianski. En 1804, les voyageurs, alors amarrés aux îles Sandwich, découvrirent que les Américains y commerçaient et commencèrent donc à réfléchir au profit que l’Empire russe pourrait tirer de cet endroit. Ils décidèrent par conséquent de rencontrer le dirigeant de l’île, afin de lui proposer amitié et collaboration. Néanmoins, il s’avéra qu’à ce moment-là, sur les îles d’Hawaï coexistaient deux souverains : le roi Kamehameha Ier (1758-1819) et son vassal et rival Kaumualii, dernier dirigeant indépendant des îles de Niihau et Kauai.

Du bois de santal contre la sujétion

Krusenstern et Lissianski ne purent rencontrer Kamehameha, le principal conseiller de ce dernier, l’Anglais Young, leur ayant seulement offert une excursion sur les terres du royaume (il est à supposer que Young lui-même avait recommandé au roi de ne pas se lier aux Russes). Ils firent en revanche la rencontre de Kaumualii, qui les étonna par sa maîtrise de la langue anglaise. Dans l’espoir de recevoir l’aide de ses nouveaux alliés pour vaincre Kamehameha et de devenir le seigneur de l’archipel tout entier, Kaumualii se montra très courtois avec les Russes et leur promit une totale collaboration, allant même jusqu’à proposer la cession de ses îles au tsar en guise de colonie.

Le roi Kamehameha Ier (1758-1819) et ses guerriers, 1819. Gravure de E. Bayard / Le Monde Illustré, 1880

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Des rumeurs concernant les intrigues du vassal parvinrent toutefois rapidement à Kamehameha qui, en 1816, envoya une lettre à Alexandre Baranov, qui occupait les postes de gouverneur de l’Amérique russe (la Russie possédaient à l’époque l’Alaska et la Californie) et de directeur de la Compagnie russe d’Amérique. Kamehameha, semble-t-il effrayé par l’initiative de son concurrent, annonça qu’il était également prêt à établir des relations commerciales afin de recevoir de la part des Russes des marchandises industrielles et de l’outillage naval, tandis que les marchands russes s’intéressaient ici principalement au précieux et onéreux bois de santal.

Pour évaluer la proposition de Kamehameha, Baranov envoya ses employés étudier méticuleusement Hawaï. C’est ainsi que virent le jour des projets de fortifications militaires et même d’une colonie agricole. Il va sans dire que la direction de la Compagnie russe d’Amérique accueillit cette perspective avec enthousiasme, l’archipel se trouvant à proximité des colonies russes en Amérique et étant donc synonyme d’une influence renforcée en ces terres. Néanmoins, le gouvernement et le tsar Alexandre Ier en personne ne partageaient pas cet avis. Rappelons que, durant cette période, en Europe faisait rage la guerre contre Napoléon, de plus, entre 1807 et 1812, la Russie avait affronté l’Angleterre. Dans ces conditions, l’opération d’annexion d’un lointain archipel semblait superflue.

Un docteur à la rescousse

Le temps s’écoula, et la Russie n’entreprit aucune action à Hawaï. Le souverain Kaumualii, ayant de toute évidence attendu durant toutes ces années l’aide miraculeuse des Russes, perdit patience. Ainsi, en 1815, alors que sur la côte de Kauai avait jeté l’ancre le navire Bering, envoyé par Baranov pour l’achat de denrées alimentaires, la marchandise se trouvant à son bord fut pillée par des locaux avec l’aval de Kaumualii en personne.

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Pour sauver la situation et récupérer le vaisseau, Baranov missionna à Hawaï le baron Georg Schäffer, un scientifique et naturaliste allemand ayant participé en 1813 à une expédition en Alaska en tant que médecin du navire, mais ayant été radié de l’équipage comme « personne non tolérée à bord ». Schäffer ne possédait de connaissances ni dans la guerre, ni dans la diplomatie, mais Baranov, certainement, n’avait personne d’autre à envoyer, alors même qu’avouer avoir perdu un navire et pour 100 000 roubles de marchandises n’était définitivement pas souhaitable.

Le baron Georg Anton Schäffer

Schäffer eut alors pour instructions de se rendre directement auprès du roi Kamehameha, muni d’une lettre de Baranov, ainsi que d’onéreux présents. Bien entendu, l’objectif principal de l’émissaire était non seulement de récupérer le Bering, mais également d’obtenir de Kamehameha un accord commercial sur le bois de santal ainsi que l’autorisation de création, sur l’archipel, d’un port de transbordement pour les navires russes qui acheminaient de précieuses fourrures en Chine depuis l’Alaska.

Cependant, lors de son séjour à Honolulu, tout ne se passa pas comme prévu. Remonté contre la Russie sous l’influence de marchands américains, Kamehameha refusa même de décacheter la lettre de Baranov. La situation s’améliora toutefois de manière inattendue lorsque la femme du souverain tomba malade et que Schäffer la soigna, recevant alors l’estime de Kamehameha, qui fut d’ailleurs lui aussi soigné pour une maladie cardiaque. Néanmoins, les Américains qualifiant d’ores et déjà ouvertement le docteur d’espion, les négociations concernant le Bering avec Kamehameha n’aboutirent pas.

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Le plan secret du baron fou

Schäffer décida alors d’agir à ses risques et périls. En 1816, à bord du navire Otkrytie (Découverte), il débarqua sur Kauai, territoire de Kaumualii, afin de réclamer le retour du Bering. À son grand étonnement, le chef accueillit les Russes avec une requête à « Sa Majesté le souverain empereur Alexandre Pavlovitch [Alexandre Ier] … d’accepter les îles mentionnées sous sa protection » et une promesse « d’être toujours fidèle au sceptre russe ». Ébloui par son succès, Schäffer conclut même avec le chef local un accord secret sur une potentielle invasion des terres de Kamehameha par les forces unies des Russes et de Kaumualii. Ce dernier promit de son côté, en échange, tous les biens possibles, et notamment le monopole pour les Russes sur le commerce du bois de santal.

Deux hommes rament à bord d’une pirogue dans un étang devant des cocotiers. Waïkiki, Hawaï, octobre 1890

Jugeant qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud, Schäffer expédia les originaux de l’accord à Baranov et une copie à Saint-Pétersbourg, ainsi qu’une demande d’envoi de deux vaisseaux armés et d’un équipage fiable. Le baron fou, vraisemblablement, se voyait déjà en héros non seulement de la Compagnie russe d’Amérique, mais également d’une guerre russo-américaine. Schäffer fonda alors dans le port de l’île trois forteresses, baptisées en l’honneur du tsar Alexandre, de l’impératrice Élisabeth Alekseïevna, et du feld-maréchal Barclay de Tolly, et donna son propre nom à une vallée. Pour Kaumualii, il fit l’acquisition d’une goélette, et se mit d’accord avec un Américain pour l’achat du navire de guerre Avon (dont la facture fut envoyée directement à Baranov).

Baranov, naturellement, entra dans une colère noire. Lorsqu’arrivèrent à destination les lettres de Schäffer, il lui répondit sur le champ, l’ordonnant de cesser immédiatement toute action, et de renoncer à l’achat de l’Avon.

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Les Américains, de leur côté, ne comptaient pas rester les bras croisés. Observant les agissements de Schäffer, ils rachetèrent à Kaumualii toutes les marchandises possibles, et notamment le santal, aux prix les plus élevés, pour prendre de court les Russes. La propagande américaine joua ici un rôle non négligeable, suscitant la méfiance des locaux et de leur souverain contre les Russes, qui ambitionnaient prétendument de les envahir. Durant l’été 1817, Schäffer et ses compagnons d’armes furent ainsi littéralement chassés des îles, forcés de prendre la mer sur leurs navires en piteux état.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le baron et docteur fut sauvé par un Américain, capitaine du navire marchand Louis, en route vers Canton. En remerciement pour des soins prodigués par le passé, il accepta de prendre Schäffer avec lui, et en juillet 1817, le baron quitta définitivement Hawaï.

«Ce peuple ne se soumet pas aux étrangers… »

C’est à Saint-Pétersbourg qu’eut lieu le dénouement de toute cette histoire, en août 1817 (ce n’est qu’à ce moment qu’y est parvenue la demande d’aide militaire de Schäffer), alors que le baron fou avait d’ores et déjà été expulsé de l’archipel. La direction de la Compagnie russe d’Amérique, rapportant au tsar les accords de Schäffer sur les îles, jugea cette assistance judicieuse. Néanmoins, l’empereur Alexandre ne rejoignait pas cet avis. « L’acquisition de ces îles et leur intégration volontaire sous la protection de la Russie non seulement ne peuvent apporter à cette dernière aucun profit substantiel, mais au contraire, sont à bien des égards associées à de très importants désagréments », considéra-t-il.

Les ruines du Fort russe Élisabeth à Hawaï, sur l’île de Kauai

Suite à la libération de l’Europe de l’emprise de Napoléon, la Russie jura fidélité aux doctrines de la légitimité, du droit international et blâma l’Angleterre, qui écrasait la révolte survenue dans ses colonies d’Amérique latine. Dans cette situation, selon les diplomates russes menés par le ministre des Affaires étrangères Charles de Nesselrode, la Russie ne pouvait donc en parallèle créer une colonie à Hawaï. Pour ce qui est des États-Unis, le tsar Alexandre ambitionnait de les attirer dans la Sainte-Alliance et ne désirait donc pas susciter leur mécontentement face aux agissements de l’Empire sur l’archipel.

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Par conséquent, Hawaï resta presque jusqu’à la fin du XIXe siècle un État et un port indépendants. Comme l’écrivit Adelbert von Chamisso, botaniste et écrivain franco-allemand ayant participé à la circumnavigation de Krusenstern et de Lissianski : « Les îles Sandwich demeureront telles qu’elles ont été jusqu’à nos jours : un port libre et un lieu de commerce pour tous les navigateurs de ces mers. Si une quelconque puissance étrangère venait à songer à s’emparer de ces îles, alors pour l’accomplissement d’une telle entreprise, nul n’aurait besoin ni de la jalouse vigilance des Américains, s’étant appropriés la quasi exclusivité du commerce sur ces mers, ni de la fiable protection de l’Angleterre… Ce peuple ne se soumet pas aux étrangers, il est bien trop fort, trop nombreux et aime trop la guerre pour qu’il soit possible de le détruire… ».

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