Les incroyables aventures des statues soviétiques de l’exposition de 1937

Histoire
MARIA TCHOBANOV
Erigé en l’honneur de la Révolution d’Octobre 1917, le pavillon soviétique de l'Exposition internationale des arts et techniques de 1937 à Paris a beaucoup impressionné le public et les adversaires du communisme. Des éléments décoratifs de ce pavillon sont restés en France, mais leur trace disparait après la Seconde Guerre mondiale. Découverts récemment, les sculptures vivent une nouvelle aventure.

Erigé en l’honneur de la Révolution d’Octobre 1917, le pavillon soviétique de l'Exposition internationale des arts et techniques de 1937 à Paris, surmonté d'un gigantesque couple musclé brandissant au-dessus du Trocadéro une faucille et un marteau, a beaucoup impressionné le public et les adversaires du communisme.

Des éléments décoratifs de ce pavillon - les deux massifs de propylée à la gloire des peuples de l’URSS - sont restés en France, mais leur trace disparait après la Seconde Guerre mondiale. Découverts récemment, les sculptures vivent une nouvelle aventure.

Tout a commencé dans le contexte assez banal de diagnostics archéologiques menés par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) en 2004 dans le Parc du Bois de l'Étang en vue de travaux d'aménagement programmés par la mairie de Baillet-en-France, commune située à 25 km de Paris.

Étant donné que des traces d'un habitat médiéval avaient été découvertes sur ce terrain, on a fait appel à un spécialiste-médiéviste, l’archéologue François Gentili. Il découvre deux glacières du XVIIe siècle (les vastes puits dans lesquels on entassait de la glace récoltée sur l'étang en hiver, les ancêtres des réfrigérateurs), dont une est scellée par un mur de béton.

Connaissant l’histoire de ce parc, l’archéologue a eu une vague idée de ce qui pourrait se cacher derrière. Une fois le béton qui bouchait l’entrée de la glacière cassé, un grand puits apparaît et le rayon de la lampe-torche éclaire au fond de grands fragments de visages, des mains, des médaillons et d’autre débris de statues de taille impressionnante. L’hypothèse de François Gentili se confirme : les fragments correspondaient à l’œuvre dont on n’espérait plus trouver la trace.

Il s'agissait des bas-reliefs du Pavillon soviétique de l'Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, présentés au Trocadéro à Paris en 1937 et réalisés par le sculpteur Joseph Tchaïkov (1888 - 1986) - un massif de sculptures représentant les peuples soviétiques qui mesurait presque 15 mètres de long et 3,60 mètres de haut.

Cette exposition, où 50 nations ont été représentées, a surtout marqué les esprits des Parisiens par le face à face frappant des pavillons soviétique, surmonté d'un gigantesque couple musclé, un Ouvrier et une Kolkhozienne brandissant une faucille et un marteau de Vera Moukhina, et le pavillon allemand, surmonté d'un aigle tenant une croix gammée entre ses serres. Ils recevront tous les deux la médaille d'or de l'Exposition, le jour de l'ouverture, un cas exceptionnel dans l’histoire de toute une série de grandes expositions parisiennes.

Excellent moyen de propagande, le pavillon de l'URSS, conçu par l’architecte Boris Iofan (1891-1976) dans les traditions du courant du « réalisme socialiste » était dédié au 20e anniversaire de la Révolution d'Octobre. Il mesurait 160 mètres de long, 34 mètres de haut et pesait 65 tonnes. Il était flanqué de deux propylées massifs en béton armé évoquant les onze républiques soviétiques officialisées par la « Constitution Staline » de 1936.

Les républiques étaient symbolisées par des couples de travailleurs en costumes traditionnels, avec les traits physiques distinguant chaque peuple. Les personnages étaient accompagnés d’éléments représentant l'activité principale, caractéristique de sa région, et par un blason, portant une devise : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous » écrite en latin et en cyrillique et reflétant les principales richesses économiques des républiques soviétiques : la culture du coton en Ouzbékistan, les barrages hydroélectriques en Arménie, le pétrole en Azerbaïdjan, etc. Deux autres compositions, le Sport et l'Armée, ainsi que la Musique et la Danse, complétaient cette allégorie de la société soviétique, unie et travailleuse.

Les colosses brisés

Dans cet énorme amoncellement d’éléments sculptés, trouvés au fond de la glacière, François Gentili distingue un médaillon révélant une inscription, un marteau, une faucille et un tracteur sur fond de montagne enneigée, permettant d’identifier le Tadjikistan et les monts de Pamir. Cet élément évocateur ne pouvait appartenir qu’au seul monument soviétique ayant existé sur le territoire français. Une fouille est lancée en 2009. « J’ai fouillé ces sculptures exactement comme j’aurais fouillé les statues romaines, en cherchant à comprendre le mode de dépôt, parce qu’on avait très peu de documents, très peu de témoignages », affirme l’archéologue.

Son coéquipier Rémi Méreuse, étudiant en archéologie à l’époque, précise que l’idée n’était pas uniquement d’extraire les statues, mais de comprendre comment ces blocs se sont retrouvés là, s’ils ont été détruits ou déposés, ou si quelqu’un les a mis là pour les cacher et les protéger. « Nous ne savons pas comment les personnes ont procédé, mais une chose est certaine : dans cette glacière très profonde, les éléments les plus beaux et les plus intacts, comme le cavalier turkmène avec son cheval, sont ceux du fond. Il y a des éléments qui font 200-300 kg et ils sont déposés avec soin », explique Rémi.

L’analyse du Laboratoire des Musées de France a révélé la présence d’une couche de zinc puis d’aluminium à la surface des reliefs, appliquées par projection de métal à l’aide d’un pistolet à arc électrique à 300°. Ce revêtement, étonnant pour une sculpture, conférait aux bas-reliefs un aspect métallisé semblable à celui du groupe sommital de L’Ouvrier et la Kolkhozienne.

En tout, 80 palettes de sculptures, soit 54% des personnages et des blasons sculptés du bas-relief du pavillon soviétique, ont été remontées à la surface. « Cette découverte est à la fois fortuite, parce que l’on ne s’attendait pas à trouver ces sculptures - la mémoire de leur présence a disparu. En même temps, c’est la redécouverte d’une histoire sociale qui était en voie de disparition, puisque plus rien ne matérialisait vraiment l’espace d’aventure incroyable qui a eu lieu entre 1937 jusqu’à la fin des années 1960 sur ce lieu », déclare François Gentili, faisant allusion aux circonstances de l'apparition des sculptures soviétiques au Baillet-en-France.

Un cadeau très symbolique

L’enquête menée par une équipe d'archéologues et historiens a permis d’établir plus ou moins le scénario des mésaventures des propylées de Joseph Tchaïkov. Tandis que la colossale sculpture de l’Ouvrier et la Kolkhozienne fut rapatriée à Moscou à la fin de l’Exposition, les propylées furent offerts par la délégation soviétique aux camarades du syndicat des métallurgistes de la Confédération générale du travail (CGT), car ils symbolisaient l'émancipation des travailleurs par le socialisme.

On les retrouve sur les photos d’archives, repeints et exposés dans le parc du château de Baillet, acheté en 1937 par le secrétaire et trésorier de l'USTM (Union Syndicale des Travailleurs Métallurgistes) de la région parisienne, Henri Gautier, afin d'y créer un centre de vacances pour la classe ouvrière, et qui sera fréquenté par les métallos lors des premiers congés payés.

Conséquence du pacte germano-soviétiques d’août 1939, la propriété de Baillet fut réquisitionnée afin d’installer un centre d’internement pour détenus politiques. En novembre 1940, un camp de jeunesse pétainiste y ouvrit ses portes. François Gentili et son équipe supposent que c'est au moment de la rupture du Pacte germano-soviétique en juin 1941, au moment de l’invasion de l’Union soviétique par les nazis, que les bas-reliefs ont été brisés à coup de masse. En septembre 1944, le parc fut récupéré par le syndicat des métallos avant de redevenir un camp pour réfugiés soviétiques, administré par l’NKVD (agence de police secrète, ancêtre du KGB).

Les sculptures brisées apparaissent sur une photographie qui représente les fragments des statues, remontées sommairement au sol, accompagnées d’un panneau : « Le fascisme est passé par ici. En 1937, après l’Exposition universelle de Paris, les travailleurs soviétiques avaient offert aux métallurgistes parisiens un des deux bas-reliefs en place à l’entrée du pavillon de l’URSS. Les fascistes sont passés par là, Pétain, Vichy, l’Occupation nazie. Le monument a été détruit et les morceaux dispersés. Ce n’est que ces derniers temps que l’on a retrouvé et rassemblé ce qui en reste en témoignage de reconnaissance, de fraternité pour nos amis soviétiques ». Faute de témoignages, les chercheurs ne savent pas exactement si les fragments ont été assemblés ainsi par des réfugiés soviétiques ou après leur départ en mai 1945, mais en tout cas, ce fut la dernière trace de l’œuvre de Tchaïkov jusqu’à la découverte de 2004.

Néanmoins, une partie de l’énigme liée aux causes et à la date de l’enfouissement des statues brisées a été résolue lors des fouilles. En nettoyant le petit vestibule de la glacière, les archéologues ont trouvé une bouteille de bière, bouchée avec du ciment, contenant un bout de papier enroulé avec le message suivant : « Fermé le 12 mars 1954. / Gaston la bonne bouteille ». « On sait que c’est quelqu’un de la CGT qui a voulu certainement protéger ces sculptures. Les traces du reste du monument ont disparu », affirme Rémi Méreuse.

La deuxième vie de l’héritage soviétique

La majeure partie des fragments de bas-reliefs découverts dans la glacière du Château de Baillet-en-France sont exposés actuellement au musée archéologique départemental du Val d'Oise à Guiry-en-Vexin, au sein des collections permanentes.

Très prochainement, la municipalité de Baillet-en-France envisage de présenter dans ses locaux une partie des sculptures, plus précisément un couple ouzbek très bien conservé. Une borne interactive avec un modèle 3D des propylées de Tchaïkov, réalisée à l’aide de la technique de photogrammétrie par Rémi Méreuse est déjà installée dans le hall de la mairie.

« J’ai reconstitué les éléments république par république, permettant une visite plus complète et détaillée, et ensuite j’ai créé des massifs regroupant ces éléments. Ces modèles sont consultables en ligne avec entre autres la possibilité de visualiser les propylées à +taille réelle+ en utilisant Google cardboard (une boîte en carton, où on met son smartphone pour voir des objets en réalité virtuelle), et retrouver ce côté très imposant de ces statues, qui font presque quatre mètres de haut », explique Rémi.

Le jeune chercheur estime que l’histoire aussi tourmentée des propylées attire le public d’abord par curiosité, mais finalement les gens découvrent que contrairement aux a priori liés au patrimoine soviétique (l’architecture en béton armé, l’art pompier), cet œuvre est très belle.

La découverte de Baillet a été le déclencheur et un des points d’ancrage du colloque international qui s’est déroulé à Institut national des langues et civilisations orientales, à la Maison des métallos à Paris et au Baillet-en-France du 12 au 14 octobre, proposant de mener une réflexion sur les enjeux multiples que soulèvent les traces encore présentes de l’Union soviétique, en mobilisant différentes disciplines : histoire sociale, patrimoine, histoire de l’art et archéologie. Intitulé Peut-on écrire une histoire française du patrimoine soviétique ?, ce colloque a jeté un regard décalé sur la Révolution russe et a permis d’approcher le sujet en surmontant, ou presque, la question de l’idéologie portée par la Révolution de 1917 et par le régime soviétique, en réduisant cette Révolution à un objet matériel et à sa mise en patrimoine.