Éric Lacascade.
Valery Myasnikov.« Supporter ce climat où à chaque instant il peut neiger, et encore ces conversations par-dessus le marché ». Anton Tchékhov. Les Trois sœurs
Chaque fois que je viens à Moscou, il pleut ou il neige, il y a des rencontres et des conversations et presque pas de soleil. Je repars perplexe. Puis il se passe quelque chose et je reviens.
L’année dernière, je suis venu en novembre et décembre, j’ai dirigé une master-class à l'École-studio du Théâtre d'Art Académique de Moscou (MKhAT) avec des étudiants d’Evgueni Pissarev. Et j’ai joué Astrov dans Oncle Vania du metteur en scène Viktor Goultchenko dans le cadre du projet du Laboratoire Tchékhov international. Tout le monde jouait en russe et moi en français. Il y a eu plusieurs représentations au Musée Iermolova et au théâtre Ossobniak.Éric Lacascade à Moscou. Crédit : Valery Myasnikov.
J’éprouve pour Tchékhov un amour impossible à expliquer. Je l’ai ressenti pour la première fois aux alentours de 30 ans. Ce n’est pas que je raffole de toute l’œuvre de Tchékhov. J’ai lu à l’époque la pièce Ivanov et j’ai décidé de la mettre en scène. J’ai travaillé avant tant de plaisir que je me suis mis à lire d’autres pièces. J’ai trouvé Les Trois sœurs et je l’ai mise en scène. Puis ce fut le tour de la Mouette et puis d’Oncle Vania. Ces pièces sont comme des personnages, comme des gens que l’on rencontre à certaines étapes de notre vie et avec qui on se lie.
Moi, j’ai eu des rencontres très personnelles, vraiment importantes à différentes étapes de ma vie. A certains moments, ce qu’écrivait Tchékhov était entièrement conforme à la situation dans ma vie, à mon âge, à mon expérience et à mon état d’âme. A 30 ans, je n’aurais jamais pu mettre en scène Oncle Vania qui dit vouloir commencer une nouvelle vie et qui regrette son passé. Maintenant je me sens plus proche de lui.
A 40 ans, j’ai mis en scène Platonov au palais des papes à Avignon et je me sentais être Platonov. Tchékhov était médecin et il soigne mes déchirements. Ses personnages sont comme vous et moi, avec notre force et nos faiblesses, ce qui me plaît. Ce sont des gens qui tentent, luttent, résistent et glissent vers des gouffres existentialistes, mais qui essaient de s’en sortir. Ce sont des gens broyés par leurs familles, un sujet d’actualité aujourd’hui.
« Je me sentais à nouveau pleine, pleine d'un talent… d'un talent… d'un talent anxieusement contenu ». Jean-Luc Lagarce. Nous, les héros
J’ai choisi une pièce de Jean-Luc Lagarce pour le Théâtre Vakhtangov parce que ce dramaturge se trouve lui aussi sous l’influence de Tchékhov. Tout ce qui a trait aux rapports dans la famille, la manière de présenter cette dernière dans ses pièces, il le tient de Tchékhov. Etudiant à l’université, Jean-Luc Lagarce a rédigé un ouvrage consacré à Tchékhov avant de devenir dramaturge lui-même.
Lui et moi, nous avons été amis pendant de longues années. (…) Il est de ces auteurs qui définissent l’image du théâtre français moderne. Et quand l’Institut français m’a proposé, après les master-class, de travailler sur les textes de Jean-Luc Lagarce, j’ai répondu présent. Le Théâtre Vakhtangov s’est lui aussi intéressé à ses pièces.
Notre travail a duré dix jours. Le metteur en scène Rimas Tuminas a proposé à tous les acteurs de se joindre au projet. Nous répétions tous les jours de 13h00 à 18h00. Environ 25 acteurs venaient chaque jour pour travailler le texte de Jean-Luc Lagarce. On s’installait un peu partout : tantôt dans la salle de répétition, tantôt dans le foyer, parfois dans une loge d’artiste ou le bar du théâtre.
J’essaie de montrer ma méthode de travail : quelque chose de très proche de la vie réelle qui, sans l’imiter, la compose. C’est un laboratoire de vie, la compréhension de l’alchimie entre un homme et une femme. Ce qui m’intéresse, c’est de placer les acteurs dans des conditions réelles, c’est pour ça que nous changeons chaque fois de « plateau ».
L’action de la pièce Nous, les héros se déroule entre les acteurs après un spectacle dans différents locaux du théâtre. Je demande de faire des choses réelles, non pas de jouer, mais de travailler des situations concrètes, de ne pas s’enfoncer dans la psychologie des personnages, mais avant tout d’étudier la situation. Tout comme le médecin qui étudie le corps humain, nous étudions ce qui se passe « ici et maintenant ».
C’est la première étape du travail : construire une histoire réelle avant de s’attaquer à une histoire théâtrale. Je suis d’ailleurs convaincu que dans le monde moderne, le théâtre est l’un des rares endroits à présenter la vraie réalité. Parce que le reste du monde est devenu virtuel.
D’après les règles de notre laboratoire, chaque artiste peut jouer n’importe quel rôle. Ainsi, nous avions d’après le texte une scène entre un jeune homme et une femme d’âge mûr. Nous, on changeait : une jeune fille et un homme âgé, une jeune fille jouant un homme. Tous les acteurs sont égaux, à eux de choisir quel rôle jouer et avec qui. Toutefois, avant de jouer le jeu, ils ont mis deux ou trois jours à se familiariser avec la situation.
Quand les acteurs comprennent les problèmes qui se posent, ils acceptent le jeu et en retirent du plaisir. Je ne fais que les diriger. Ainsi, nous sommes proches de Meyerhold et en même temps de Stanislavski quand il parle d’acte matériel. Nous faisons quelque chose et nous avons un objectif final, nous devons arriver à un résultat. C’est ça, l’acte matériel. Ce qui fait que nous avons une méthode concrète.
Aujourd’hui, le théâtre est considéré comme une industrie. Mais qui dit industrie dit recherche fondamentale. Il est impossible de faire uniquement des choses appliquées. Pour construire un véhicule ou bâtir une centrale nucléaire, il faut réaliser des recherches avant d’entamer l’assemblage ou les travaux de chantier. Or le théâtre ne connaît pas cette activité. Moi, je souhaite faire sentir aux acteurs le moment où nous faisons de la science théâtrale.
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