Kirill Serebrennikov Crédit : service de presse de Gogol Center
Depuis 2012, vous êtes le directeur artistique du Gogol Center. Vous avez souvent affaire au département de la culture de Moscou et au ministère de la Culture. Que pouvez-vous dire au sujet des relations entre le théâtre et l’Etat ?
Kirill Serebrennikov : Nous constatons aujourd’hui une étatisation maximale de l’économie extérieure. Le théâtre était et reste encore, à mon avis, une zone de « libre-échange ». Ce qui signifie que nous dépendons de la vente de billets. Or, la participation financière de l’Etat est très importante : les théâtres d’Etat ne peuvent pas survivre uniquement grâce aux ressources tirés des ventes de billets. Le modèle à l’anglaise, qui a pour base le théâtre indépendant, ne peut pas s’ancrer chez nous, car alors nous n’aurons plus que l’art commercial. Néanmoins, le théâtre a été chez nous une zone d’économie mixte qui a connu les étapes liées aux investissements, aux subventions et à la participation publique.
Ce que nous observons aujourd’hui – après le scandale de l’opéra Tannhäuser à Novossibirsk et la proposition d’introduire pratiquement la censure dans les théâtres d’Etat –, c’est une tentative de contrôle du théâtre par l’Etat. Or, c’est une impasse. Une telle participation de l’Etat dans le développement créateur engendrera une catastrophe. Ce sera aussi une catastrophe pour l’économie également, mais tout le monde ne le réalise pas encore. L’économie où prédomine le secteur public, c’est l’Union soviétique. Nous l’avons déjà vécu. Le théâtre n’était pas uniquement une zone libre de toute censure ; il était l’expression de la volonté de ceux qui ressentaient d’une certaine manière cette liberté en eux. De ceux qui ont cru que nous vivons selon une Constitution, dans une société stable et démocratique, que nous aspirons à l’union avec le monde entier. C’était il y a encore un an : ce lexique existait, nous disions que nous nous relevions après avoir été à genoux, que nous nous développions de manière innovante et que nous bâtissions des centres de culture innovante. Or, ces discours se dissipent à vue d’œil et sont remplacés par d’autres.
Un théâtre indépendant est-il possible ?
K.S. : Le théâtre ne peut pas être indépendant sans la présence du monde des affaires privé. On nous dit : les expériences, c’est à vos frais, mais où prendre cet argent ? Où sont les fondations indépendantes, les sources indépendantes si le monde des affaires est nettoyé ou monopolisé ?
L’incident avec l’opéra Tannhäuser, c’est la guerre civile. Si la tendance n’est pas stoppée d’une manière ou d’une autre au niveau politique supérieur, nous nous retrouverons plongés dans la guerre civile avec des incendies prémédités, des agressions et des voitures retournées. Le théâtre a été inventé pour éviter la révolution dans la rue. C’est une sorte de soupape de sûreté. Quelle est la nécessité du carnaval ? La population déverse toute l’énergie négative accumulée pendant l’année dans cette folie. Telles sont les sources du théâtre. Les spectateurs viennent pour voir sur scène des choses révoltantes, qui restent cependant dans un espace réglementé. Un espace spécial qui permet d’éjecter n’importe quelle énergie, qu’elle soit sexuelle, négative, heureuse ou autre. Pour que la vie suive son cours normal.
Est-ce que quelque chose change en mieux dans le domaine de la culture ?
K.S. : Nous vivons un moment crucial. Le pays pourrait adopter une nouvelle loi sur la culture que le secteur attend depuis nombre d’années. J’ai lu le projet. A mon avis, c’est une loi importante. Elle aurait dû voir le jour il y a une dizaine d’années, quand le pays avait de l’argent, quand le rouble n’avait pas dégringolé, quand les sanctions n’avaient pas été décrétées. Cette loi aurait été d’une grande aide pour nous parce qu’elle prévoit de nombreuses mesures protectionnistes. Et parce qu’elle formule pour la première fois des idées conceptuelles comprenant des notions comme l’actionnisme ou l’industrie culturelle.
Existe-t-il une mode de théâtre en Russie ?
K.S. : Bien sûr. En tout cas, nous le voyons d’après le public. Nous accueillons l’intelligentsia, aussi bien technique que créatrice, nous avons beaucoup de spectateurs d’un peu plus de vingt ans. Nous savons que nombre de gens viennent pour la toute première fois au théâtre et qu’ils choisissent notre théâtre pour l’occasion. C’est un public merveilleux dont nous ne pouvons que rêver. Nous faisons tout pour que nos spectateurs soient plus nombreux. Je crois que plus difficile sera la vie, plus nombreux seront les spectateurs au théâtre.
Vous êtes invité à d’importants festivals européens de théâtre. Comment avez-vous fait ?
K.S. : C’est le résultat de deux ans d’activités du Gogol Center. Le théâtre a été invité à tous les grands festivals de l’année : au Wiener Festwochen à Vienne, au Festival d’Avignon et au BITEF à Belgrade. Ce sont les festivals européens les plus importants consacrés au théâtre d’art et d’auteur. Nous présentons partout des spectacles différents.
Vous présenterez à Avignon Les Idiots d’après Lars von Trier. Pourquoi ce spectacle ?
K.S. : Les organisateurs ont choisi entre plusieurs pièces. Les Idiots ont rencontré un grand succès en Allemagne, lors de notre tournée au théâtre Schaubühne. En outre, il est connu de la presse internationale et a été visionné par plusieurs observateurs internationaux à Moscou. Il existe aussi le facteur technique : la quasi-totalité des spectacles est présentée à Avignon en plein air. Ainsi, les organisateurs ont renoncé au spectacle Les Ames mortes à cause du temps. Et si les décors étaient emportés par le vent ?
Vous avez réalisé de nombreuses mises en scène à l’étranger. Où vous-êtes vous senti le plus à l’aise et qu’avez-vous l’intention d’y présenter encore ?
K.S. : Je me sens très à l’aise en Allemagne ou par exemple à Riga. Le spectacle que j’ai mis en scène au Théâtre national de la capitale lettonne, qui évoque la vie et l’œuvre de leur poète Janis Rainis, a été un véritable succès. Les spectateurs se lèvent à la fin pour chanter l’hymne. Je suis heureux d’avoir pu toucher la fibre sensible des Lettons.
Je reçois sans cesse de nouvelles propositions dont l’une des dernières est très flatteuse pour moi : mettre en scène Salomé à Stuttgart l’année de l’anniversaire de Strauss ! C’est du sérieux. En outre, je mettrai en scène Boris Godounov en France et un spectacle de Kafka à Prague. Le Gogol Center possède également une proposition de la part du festival de Kyoto, mais celle-ci nécessite un financement russo-japonais. Nous n’avons pas du tout d’argent, ce qui met en péril tous les projets internationaux.
Il y a un an, le Studio 7 a joué pendant plus d’un mois à Paris dans de grands théâtres, comme, par exemple, le Théâtre national de Chaillot. Nous avons noué nombre de contacts. La France est la puissance théâtrale numéro un. Je souhaite vivement travailler avec plusieurs comédiens français et allemands. Je pense que j’aurai l’occasion de coopérer avec des artistes français.
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