Evfrosinia Kersnovskaïa: chronique de la vie au goulag en dessins  

Culture
ALEXANDRA GOUZEVA
Cette femme passa 20 ans dans des camps de travail et en rélégation. Elle nous laissa ses mémoires où elle décrit les souffrances qu’elle endura. Elle dessina aussi la réalité des camps. Ses dessins sont aujourd’hui l’un des témoignages les plus immédiatement compréhensibles de l’horreur à laquelle furent soumis des millions de Soviétiques.

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Sur ses dessins, qui ne sont pas sans rappeler les estampes populaires russes, Evfrosinia Kersnovskaïa représenta des scènes de la vie pénitentiaire qu’elle connut pour son plus grand malheur pendant 20 ans : transfèrement en Sibérie dans des wagons à bestiaux, traitements avilissants infligés nuit et jour, interrogatoires, cadavres, miradors et travail éreintant dans les mines.

Dans des cahiers d’écolier, Evfrosinia Kersnovskaïa décrivit scrupuleusement sa vie dans les camps. Les 2 200 pages qu’elle noircit et les 700 dessins qu’elle fit sont l’un des témoignages les plus documentés sur l’horreur des camps auxquels des millions de Soviétiques furent condamnés.

Que vaut un homme ?, tel est le titre du livre de souvenirs qu’Evfrosinia Kersnovskaïa écrivit dans les années 1960 et qui ne fut publié que dans les années 1990. « En réalité, un homme vaut ce que sa parole vaut », répond-elle à sa propre question.

Non seulement cette femme tout à fait hors du commun sortit vivante de l’enfer des camps soviétiques, mais elle sut y conserver honneur et dignité. 

Qui est Evfrosinia Kersnovskaïa et pourquoi fut-elle condamnée au goulag ?

Elle est née dans une famille noble à Odessa en 1908. Durant la Guerre civile, son père fut arrêté puis miraculeusement libéré. Toute la famille fuit par la mer en Roumanie. Dans les années 1920-1930, elle vivait en Bessarabie. Evfrosinia Kersnovskaïa y finit l’école. Elle reçut une excellente éducation et maîtrisait plusieurs langues.

Sur les terres que ses parents avaient achetées, elle se mit à l’agriculture et l’élevage : elle travaillait elle-même aux champs et prenait soin du bétail.

Tout s’écroula en 1940, lorsque la Bessarabie devint soviétique : des troupes y furent déployées et la répression eut lieu. Les paysans riches furent privés de leurs terres et déportés.

Evfrosinia Kersnovskaïa et sa famille furent délogés. Elle eut le temps d’envoyer sa mère en Roumanie et resta pour s’occuper de leur exploitation.

Peu de temps après, elle connut le même sort de centaines de Bessarabiens : ils furent poussés dans des wagons à bestiaux et emmenés en Sibérie.

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Camp, évasion, prison et mines de Norilsk

Le voyage en train fut long. Evfrosinia Kersnovskaïa et ses

compagnons d’infortune furent ensuite embarqués sur une barge jusqu’au village où ils avaient été condamnés, sans jugement, à vivre. Les malheureux dont elle partageait le sort étaient désespérés. Elle, au contraire, était plutôt optimiste : « Il allait nous falloir travailler. Et travailler, je savais ce qu’était ».

Mais, elle ne savait pas encore qu’il n’était pas question de travail, mais d’une besogne humiliante d’esclave.

Comme toute habitation, on lui indiqua un baraque infestée de puces qui n’était en rien isolée du froid. On ne fournit pas de vaisselle aux prisonniers. Pour toute nourriture, ils n’avaient qu’un brouet. On les contraignait à travailler jusqu’à l’épuisement à l’abattage d’arbres.

Evfrosinia Kersnovskaïa prit la décision téméraire de s’évader : mieux valait mourir libre que prisonnière, pensait-elle. Elle passa environ six mois dans la taïga où elle faillit mourir de faim et de froid.

Elle finit par être reprise. Cette fois, elle fut jugée et condamnée à 10 ans de camp de travail. Une seconde peine pour des propos jugés inacceptables vint s’ajouter à celle pour évasion.

Les épreuves ne parvinrent pas à briser Evfrosinia Kersnovskaïa. Elle fut transférée de camp en camp jusqu’au plus septentrional : celui de Norilsk où les conditions étaient les pires. Elle demanda elle-même à être affectée à la mine. Elle était persuadée que ce travail, le plus difficile qu’il y avait, la sauverait parce que la « direction » la traiterait un peu mieux.

Comment préserver son humanité dans les camps ?

Noble, éduquée, femme d’honneur, Evfrosinia Kersnovskaïa étonne par sa témérité et son humanité. Elle répliquait aux gardiens et aux « chefs », sans craindre les conséquences de son attitude. Elle résistait non seulement pour se défendre, mais aussi défendre ses compagnons d’infortune.

Il est possible que le fait de n’avoir pas grandi en URSS et ne n’avoir pas eu les clefs de l’adaptation aux réalités de la vie en URSS ait permis à Evfrosinia Kersnovskaïa de survivre et de conserver son humanité.

Lors d’un transfèrement, les gardiens refusèrent de donner à boire à leurs prisonniers, alors même que le train avait été arrêté près d’un lac, Evfrosinia Kersnovskaïa fut la seule à protester. En plus de la soif dont chacun souffrait, la situation était dramatique dans un wagon à côté de celui où elle était enfermée. Une femme venait de mettre un enfant au monde et il leur fallait de l’eau. Durant la nuit, Evfrosinia Kersnovskaïa parvint à se glisser hors de son wagon et à ramener de l’eau dans un seau. Cela lui coûta d’être menottée et de finir au cachot.

Combien de fois refusa-t-elle de renoncer à ses principes ! Elle n’hésitait pas à dire à tous les juges d’instruction et aux chefs des camps où elle fut envoyée tout ce qu’elle pensait. Elle essaya toujours de prendre soin des plus faibles qui partageaient son sort.

Elle ne cacha jamais le peu de nourriture qu’elle avait, comme c’était l’habitude dans les camps. Elle le partageait avec ceux qui avaient plus faim qu’elle. Le jour de sa libération, elle dépensa le pécule qu’elle avait gagné en pâtés pour les membres de la brigade à laquelle elle avait appartenu.

Elle aidait les employés des morgues à enterrer les morts. Pendant la guerre, elle lavait le linge des soldats. À propos de la lessive, elle se souvenait qu’« il fallait rester toute la journée dans l’eau, pieds nus sur un sol en pierre, presque nues. On ne gardait que nos culottes parce qu’il n’y avait nulle part où faire sécher nos vêtements. Notre baraque était un bouge où l’on volait la moindre petite chaussette ».

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Libération et mémoires

Evfrosinia Kersnovskaïa fut libérée en 1952. Elle ne fut que partiellement rétablie dans ses droits et n’était pas autorisée à s’éloigner de Norilsk. À 44 ans, elle continua alors à descendre dans la mine, désormais volontairement. Elle espérait pouvoir rapidement prendre sa retraite et vivre tranquillement.

Elle ne revit sa mère qu’en 1958, soit 18 ans après leur séparation. Sa mère vivait toujours en Roumanie et pensait que sa fille était morte.

En 1961, elles s’installèrent ensemble dans une petite maison à Essentouki, dans le Caucase du Nord. C’est là que se trouve aujourd’hui le musée consacré à Evfrosinia Kersnovskaïa.

Elle commença à rédiger ses mémoires en 1964, après la mort de sa mère qui l’avait incitée à le faire. Dans les années 1980, plusieurs volumes tapés à la machine avec des illustrations circulèrent sous la forme de samizdat. Ils furent officiellement publiés pour la première fois en 1990 dans le magazine Ogoniok.

En 1993, l’année précédant sa mort, ses mémoires et ses dessins furent publiés en France sous le titre de Coupable de Rien.

Russia Beyond exprime sa reconnaissance à Igor Moïssiévitch Tchapkovski pour l’aide qu’il lui a apportée pour la préparation de cet article.