Splendeur et misère du renouveau agricole russe

Une vache à une ferme d'élevage dans la région de Léningrad.

Une vache à une ferme d'élevage dans la région de Léningrad.

Alexei Danichev/RIA Novosti
L’embargo alimentaire et les milliards de subventions publiques ont remis l’agriculture russe au goût du jour. Pourtant, elle reste le secteur le moins rentable du pays et les réels succès ne sont remportés que par les grands holdings agricoles créés bien avant les sanctions.

Il y a un an, le ministre de l’Agriculture de l’époque, Nikolaï Fedorov, assurait le premier ministre Dmitri Medvedev que l’agriculture était prête pour la « substitution des importations » (politique visant à renoncer aux importations occidentales adoptée en réaction aux sanctions contre la Russie, ndlr). Selon ses dires, il ne manquait au secteur qu’un peu de confiance en soi et 600 milliards de roubles (7 milliards d'euros) de subventions publiques. Cette année, le nouveau ministre, Alexandre Tkatchev, rapporte que la substitution complète des importations alimentaires prendra encore quatre ans – d’ici 2020, la Russie produira tout sauf les huîtres et les bananes, à condition que l’embargo soit maintenu et que mille milliards de roubles (12 milliards d'euros) soient débloqués pour l’agriculture.

Le ministère de l’Agriculture peut présenter un bilan capable de justifier un tel soutien. Cette année, la récolte record de blé et de pommes de terre dépasse de 7% celle de l’année dernière. La production de viande de qualité a crû également, mais la liste des succès s’arrête, plus ou moins, là.

En réalité, l’embargo alimentaire et les investissements publics ont peu à voir avec ces succès. La récolte de blé et de pommes de terres a crû également en Europe, principalement grâce à la météo. Le raisin, le tournesol et le soja ont donné une bonne récolte pour la même raison. Et la croissance du secteur de la viande est le résultat des investissements réalisés bien avant que le mot « sanctions » ne soit prononcé.

La percée dans la viande

Pour les géants agricoles russes Miratorg, Cherkizovo et RusAgro, les impressionnantes « success story » commencent au milieu des années 2000 ou avant. Aujourd’hui, les succès continuent de se développer sur ces bases. « Contrairement à la plupart des entreprises, surtout petites et moyennes, les grands holdings ont, cette année, augmenté leurs investissements de 150% ou 200% », explique Andreï Sizov, directeur du centre d’analyse SovEcon. Une véritable percée sur le marché agricole a été réalisée suite au lancement par Miratorg de la production de bœuf marbré dans la région de Briansk. Depuis 2010, le holding a levé plus de 32 milliards de roubles (384 millions d'euros) d’investissements pour son développement. Le nombre total de bovins de Miratorg a été porté à 315 000 têtes, ce qui en fait le plus grand troupeau d’Europe. Le secteur de la production de dinde, relativement nouveau pour la Russie, est également en hausse. Ainsi, le producteur de viande Cherkizovo a lancé un incubateur d’une capacité de 240 millions d’œufs, qualifié de plus important projet de substitution des importations en Russie.

Pourtant, ces succès ne permettent pas aux producteurs russes de combler les lacunes provoquées par l’embargo alimentaire. Selon les statistiques de la Banque centrale, l’offre de viande de bœuf sur le marché s’est finalement contractée, tout comme celle de beurre, poisson et légumes : seuls la volaille, le porc et la pomme de terre sont en hausse.

En chiffres

Entre janvier et novembre 2015, la production de viande et de produits carnés en Russie a augmenté de 13,3% par rapport à la même période de l’année précédente pour s’élever à 2 millions de tonnes, celle de volaille a cru de 10% (3,9 millions de tonnes), selon les données du Service fédéral russe des statistiques (Rosstat). Quant à la fabrication de produits semi-finis de viande, elle a augmenté de 5,2% en glissement annuel pour atteindre 2,6 millions de tonnes.

La production de poissons et de sous-produits de la pêche s’élève à 3,5 millions de tonnes, soit une hausse de 4,2% sur un an. La production d'huile de tournesol non raffinée a connu une chute de 10,8%, et celle de jus de fruits et de légumes a baissé de 29,8%. En outre, la production de vodka a diminué de 2,7%, celle de vins effervescents a en revanche augmenté de 2,5%.

Les outsiders

Parmi les outsiders agricoles figure l’industrie laitière, en baisse depuis quatre ans : l’introduction de mesures économiques spéciales l’a complètement achevée. L’année dernière, les responsables ont beaucoup parlé de la priorité accordée à l’industrie laitière et lui ont promis monts et merveilles, car l’embargo alimentaire a libéré près d’un quart du marché. Mais un an plus tard, il s’est avéré qu’il était impossible d’accroître la production de produits laitiers - le pays manque cruellement de lait cru, explique Artiom Belov, directeur exécutif de l’Union nationale de producteurs de lait Soyuzmoloko.

« À cause du déficit, le volume de produits de contrefaçon a atteint près de 10-15%. La margarine est vendue sous le nom de beurre, le fromage est remplacé par un substitut », explique l’expert. Le financement annoncé lors de l’adoption du budget fédéral a également baissé pour passer de 25 milliards à 14 milliards de roubles (de 300 à 168 millions d'euros). Les productions fermières et paysannes affichent une légère hausse (2%), mais elles peinent à survivre sur le marché russe. « Elles sont intégrées dans les circuits du marché à des conditions désavantageuses, les usines et entreprises de transformation achètent les produits des fermiers pour un prix dérisoire. Ce travail devient peu rentable et les fermiers réduisent leur production », explique Natalia Chagaïda, collaboratrice de l’Institut d’études économiques appliquées de l'Académie présidentielle russe d'économie nationale et d'administration publique.

Pertes et soutien de l’État

Malgré un financement public massif (le gouvernement verse actuellement jusque 237 milliards de roubles par an aux producteurs en subventions et bourses, soit 2,8 milliards d'euros), pour les premiers trois trimestres de cette année, Rosselkhozbank (banque publique chargée du financement du secteur agricole, ndlr) a enregistré une perte record par rapport à la moyenne du marché bancaire russe – près de 70 milliards de roubles (839 millions d'euros). La dette des agriculteurs russes est l’une des plus élevées dans l’économie russe : l’endettement global s’élève à plus de 1.400 milliards de roubles (16,8 milliards d'euros). Les créances douteuses sont dues à la faible rentabilité du secteur agricole – elle est de 10-15% en moyenne, et, avec la hausse des prix et la chute du pouvoir d’achat, la rentabilité continue à faiblir dans de nombreux domaines.

L’agriculture est plus dépendante des importations que l’on pourrait le croire : le matériel, les semences, le fourrage, et même certains biomatériaux sont tous importés de l’étranger. Par ailleurs, la demande baisse : « Le chiffre d’affaire du commerce de détail de biens alimentaires est en baisse – en janvier, il s’élevait à 95% du chiffre de l’année dernière, en février - à 92%, et en octobre à 89% », explique Natalia Chagaïda. Et si formellement, la demande dans différents segments est satisfaite, en réalité, les Russes achètent simplement moins de nourriture.

Enfin, si certaines mesures de l’État cherchent à sauver l’industrie agricole, d’autres anéantissent parfois ces efforts. Ainsi, par exemple, l’introduction de taxes sur les exportations de blé en juillet de cette année a provoqué la colère des producteurs de céréales. La Russie est désormais l’unique pays développé à réguler les prix des céréales. Pour les producteurs de céréales, cette décision n’a aucune explication rationnelle, car le potentiel d’exportation de blé est supérieur à 30 millions de tonnes, alors que la demande intérieure est pleinement satisfaite.

De nombreux agriculteurs comptent de moins en moins sur le soutien de l’État, mais ne peuvent pas survivre sans son aide. D’un côté, rien d’anormal : l’agriculture est subventionnée par l’État dans la plupart des pays développés. Cependant, en Russie, ce marché est trop jeune, et les experts craignent que l’aide publique octroyée à ce secteur devenu subitement à la mode ne joue un mauvais tour aux agriculteurs. « L’agriculture devient de plus en plus dépendante du soutien de l’État, les investissements privés dans les PME sont en baisse et les producteurs affichent de plus en plus des tendances parasitaires », souligne Nikolaï Lytchev.

Article complet (en russe) publié sur le site de Kommersant

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