Une fantaisie architecturale sous le règne de Pierre le Grand

William Brumfield
L'historien de l'architecture et photographe William Brumfield s'émerveille de la beauté fantastique du chef-d'œuvre qu’est l'église d'Oubory, dont la réalisation a été marquée par des retards, des effondrements et des querelles juridiques.

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Oubory (près de Moscou). Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur

Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe de photographie offrant des couleurs vives (voir encadré ci-dessous). Sa vision de la photographie en tant que forme d'éducation et d'illumination s’est illustrée avec une clarté particulière à travers ses clichés de monuments architecturaux dans les sites historiques du cœur de la Russie.

Kremlin de Riazan. Cathédrale de la Dormition-de-la-Vierge. Façade nord avec colonnes en pierre calcaire sculptée

Dans le cadre de ses voyages le long de la rivière Oka (un affluent majeur de la Volga) à l'été 1910, Prokoudine-Gorski a pris de nombreuses photographies à Riazan, une capitale provinciale située à 190 km au sud-est de Moscou. Après une histoire tumultueuse et difficile à l'époque médiévale, Riazan a connu un regain de gloire au XVIIIe siècle.

Grands projets

Kremlin de Riazan. Cathédrale de la Dormition-de-la-Vierge

Le plus grand monument de la ville est la cathédrale de la Dormition-de-la-Vierge, reconstruite à grande échelle à la fin du XVIIe siècle. Après des échecs de construction initiaux et un effondrement en 1692, le projet a été confié par le métropolite Avramy à l'architecte Iakov Boukhvostov, qui a dû faire face à des défis de taille liés aux fondations et aux voûtes du toit de l'immense structure.

Avec l'aide de constructeurs locaux expérimentés, la structure a été achevée en 1699 et trois autres années ont été consacrées à réaliser son intérieur. En août 1702, la cathédrale fut consacrée par le métropolite Stefan Iavorski, qui devint l'un des principaux prélats de l'Église russe sous le règne de Pierre le Grand.

Kremlin de Riazan. Cathédrale de la Dormition-de-la-Vierge. Façade ouest, fenêtre à décor sculpté en pierre calcaire

Les photographies de la cathédrale de la Dormition réalisées par Prokoudine-Gorski montrent un maniérisme décoratif qui marque le début de changements fondamentaux initiés sous le règne de Pierre dans la conception architecturale russe. Le travail de Boukhvostov a joué un rôle important dans cette évolution, en particulier lors de la conception d'églises de riches propriétés dans la région de Moscou.

Serf architecte

Istra, Monastère de la Résurrection de la Nouvelle Jérusalem. Église-porte de l'entrée du Christ à Jérusalem

Iakov Boukhvostov est l'un des rares architectes russes dont le nom est passé à la postérité (la plupart travaillaient de manière anonyme). Il est né vers 1650 dans une famille de serfs sur un domaine appartenant à l'éminent boyard Mikhaïl Tatichtchev près de la ville de Dmitrov, dans la région de Moscou. Bien que les détails soient inconnus, Tatichtchev semble avoir remarqué son talent de constructeur, ce qui lui a permis de se réinstaller comme ouvrier contractuel à Moscou, où son nom apparaît pour la première fois en 1681 en tant que soumissionnaire pour deux projets de construction.

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Son nom réapparaît en 1690 dans le cadre d'améliorations majeures des murs du monastère de la Résurrection de la Nouvelle Jérusalem, situé à l'ouest de Moscou, et qui était l'une des institutions monastiques les plus influentes de Russie à cette époque. L'œuvre de Boukhvostov comprenait l’église-porte de l'Entrée à Jérusalem au-dessus de la porte Sainte, achevée en 1694 et en grande partie détruite lors de la bataille de Moscou à l'automne 1941.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur

Restaurée et ayant en partie retrouvé sa forme originale, la conception audacieuse de l'église-porte de la Nouvelle Jérusalem se composait de quatre niveaux octogonaux s’élevant d'une structure carrée surplombant quatre lobes eux-mêmes disposés au-dessus de la porte principale. Ce concept de tour à gradins octogonaux ascendants - également évident dans l'architecture russe traditionnelle en bois - était au cœur de la créativité de Boukhvostov.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Porte principale

Parallèlement à son travail à Riazan, Boukhvostov a conclu un contrat pour un autre projet, plus petit, mais structurellement plus complexe que la cathédrale de la Dormition de Riazan. L'église de l’Icône-miraculeuse-du-Sauveur (« Spas Neroukotvorny ») à Oubory a été commandée en 1694 par le colérique Piotr Cheremetiev dit « le jeune» (1650-97), qui occupait une position élevée à la cour du tsar Alexis Ier.

Bataille juridique

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. 16 août 2013 / Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur (en cours de restauration). 2 mai 1980

Conçue comme le joyau architectural suprême du domaine d'Oubory appartenant Cheremetiev, situé près de la rivière de Moskova entre la Nouvelle Jérusalem et Moscou, l'église devait à l'origine être achevée à la fin de l’année 1694. Cependant, le rythme de la construction a été entravé par les demandes insistantes du vieux métropolite Avramy d’achever le projet, beaucoup plus vaste, de la cathédrale de Riazan, à quelque 200 kilomètres de là.

Parmi les complications supplémentaires figuraient le manque de clarté concernant la livraison des matériaux de construction à Oubory, qui a eu lieu en septembre. Lorsqu'il n'a constaté qu’aucun travail n’avait été réalisé avec les briques et le calcaire, Cheremetiev a porté plainte contre Boukhvostov, qui avait reçu l'argent du comte sous contrat.

Les historiens devraient être reconnaissants pour les accès de colère de Cheremetiev, car les documents judiciaires qui ont suivi fournissent des détails rares et fascinants sur le secteur de la construction à cette époque. Boukhvostov, cependant, était gravement menacé par la justice - en particulier compte tenu de son statut de serf. Et la menace provenant tant du métropolite de Riazan que de Cheremetiev, il a fui les huissiers envoyés pour l'arrêter à Riazan.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Façade ouest, étage supérieur, fenêtre à décor sculpté en pierre calcaire

Leurs aventures prirent une nouvelle tournure lorsque Boukhvostov et ses collègues se rendirent volontairement à Cheremetiev, s'excusèrent et conclurent un nouveau contrat pour achever l'église du domaine d'Oubory d'ici juillet 1696.

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Dix-huit mois passèrent et l'église n'était toujours pas terminée. Cheremetiev, frustré, a de nouveau poursuivi l'architecte en justice, qui a été arrêté sur le site de la cathédrale de Riazan et jeté dans une prison de Moscou.

Au cours de l'interrogatoire, Boukhvostov a fourni de plus amples détails, y compris au sujet de l'insistance unilatérale de Cheremetiev selon laquelle la hauteur de la structure devait être augmentée. C'était une impulsion psychologique compréhensible (plus la structure est haute, plus le prestige est grand), mais qui alourdissait le budget du projet.

Le vainqueur d'Oubory

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur

Sans surprise, Cheremetiev a gagné son procès. Boukhvostov a été condamné à être battu avec un knout, un fouet utilisé pour infliger une punition (en tant que serf, il pouvait être soumis à une peine très sévère), puis contraint de terminer l'église.

Heureusement, Cheremetiev - conscient de sa santé défaillante et craignant de ne pas voir l'église terminée – s’est réconcilié avec l'architecte. En décembre 1696, il demande au tsar Pierre d'épargner à Boukhvostov la peine imposée. Le grand talent du serf architecte l'avait sauvé.

Fili (quartier de Moscou). Église de l'Intercession-de-la-Vierge

La structure de base de l'église du Sauveur d’Oubory a été achevée à la fin de 1697, quelques mois après la mort de Cheremetiev. Néanmoins, beaucoup de travaux décoratifs minutieux restaient à faire à l'intérieur et l'église n'a été consacrée qu'en 1701. À cette époque, les deux fils de Cheremetiev - Alexeï et Ivan - avaient hérité de ses domaines. En 1708, tous deux furent envoyés en Hollande et en Angleterre par le tsar Pierre pour étudier la navigation. Après avoir servi dans la marine britannique, Ivan Cheremetiev (1689-1735) retourna en Russie en 1716 et partagea son temps entre Moscou et Saint-Pétersbourg, où il obtint de hautes fonctions administratives. Après la mort d'Alexeï en 1723, Ivan devint l'unique propriétaire d'Oubory.

Lors de l'invasion napoléonienne, l'église du Sauveur se trouvait directement sur le parcours d'une partie de la Grande armée ; le domaine et l'église ont été complètement saccagés par les troupes françaises. Des réparations ultérieures au XIXe siècle ont entraîné des changements dans son apparence extérieure, mais l'église est restée propriété d'une branche de la famille Cheremetiev.

Époque soviétique

Oubory. Église de l'Icône miraculeuse du Sauveur. Étage inférieur et balustrade de la terrasse

Même après la nationalisation des domaines en 1918, l'église du Sauveur d’Oubory a continué à fonctionner comme église paroissiale, jusqu'à sa transformation en club en 1941. Cependant, en 1932, l'intérieur a été pillé et sa grande iconostase brûlée. Après la guerre, le bâtiment a été utilisé pour stocker du foin.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Balustrade de la terrasse, panneau ornemental en calcaire sculpté

Encore une fois, le statut de Boukhvostov est venu à sa rescousse. Au cours d'une période d'après-guerre durant laquelle on mettait l'accent sur les valeurs nationales russes, cet architecte serf a atteint le statut d’icône culturelle. En 1950, l'église d'Oubory est classée monument culturel et des travaux sont entrepris pour préserver - ou du moins conserver - l'édifice négligé et endommagé.

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En effet, l'église d'une beauté époustouflante a servi de toile de fond à un certain nombre de films populaires dans les années 1980 et même plus tard, ce qui n'a pas vraiment aidé à remédier aux menaces majeures pour la structure causées par une négligence prolongée. En 1995, l'église est revenue à une paroisse locale à l'initiative du patriarche Alexis II, mais un prêtre permanent n'a été nommé qu'en 2005. Trois ans plus tard, d'importants travaux de restauration ont conduit à une restauration structurelle essentielle, avec une nouvelle iconostase et un nouvel ensemble de cloches.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Balustrade de la terrasse, pilier en calcaire sculpté

L'église du Sauveur d’Oubory est considérée à juste titre comme l'un des monuments majeurs de l'architecture russe du tournant du XVIIIe siècle. La couleur vive des façades en briques stuquées est partout délimitée par des détails en calcaire sculpté. La tour est couronnée par un superbe clocher à pignons avec une corniche décorative en pierre calcaire.

Gloire architecturale

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. 16 août 2013 / Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Vue intérieure avec iconostase et voûte de la tour. 16 août 2013

L'église d'Oubory peut être comparée à d'autres sanctuaires-tours dans le « style Narychkine », comme l'église de l'Intercession de Fili (évoquée dans un autre article). Pourtant, l'église d'Oubory montre une curieuse relation entre ses parties, en raison de l'insistance de Cheremetiev à étendre la hauteur du cube central soutenant les échelons octogonaux de la tour.

En conséquence, l'harmonie visuelle des proportions par rapport au plan au sol est distendue si l’on compare avec l'église de Fili, où la tour octogonale s'élève directement au-dessus de l'intersection des quatre lobes. L'effet surchargé est toutefois atténué par la terrasse - plus basse et plus large qu’à Fili - qui encadre amplement les quatre lobes à la base. Chaque lobe a des contours en trèfle qui sont marqués par des colonnes de calcaire taillées rustiques et distinctives. Les fenêtres sont également encadrées de calcaire sculpté décoratif et la balustrade de la terrasse a des panneaux sculptés encastrés.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Vue avec la nouvelle iconostase

L'intérieur de l'église d'Oubory est considéré comme la conception spatiale la plus aboutie de l'époque, le volume des lobes attachés s'écoulant dans l'espace central de la tour. L'impression d’élévation est intensifiée par les multiples niveaux de l’iconostase dorée.

Malgré leurs relations tendues, le comte Cheremetiev et l'architecte serf Boukhvostov ont créé un chef-d'œuvre au sein d’un cadre boisé d’une beauté lyrique sur le cours supérieur de la rivière Moskova.

Oubory. Église de l'Icône-miraculeuse-du-Sauveur. Vue intérieure avec voûte de la tour

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a inventé un procédé complexe de photographie en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire et pris plus de 2 000 photographies avec ce nouveau procédé, qui implique trois expositions sur une plaque de verre. En août 1918, il a quitté la Russie avec une grande partie de sa collection de négatifs sur verre et s'est finalement installé en France. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu sa collection à la Bibliothèque du Congrès américain, qui, au début du XXIe siècle, a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Un certain nombre de sites web russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie débutant en 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les clichés pris par Brumfield des décennies plus tard. 

Dans cet autre article, William Brumfield s’intéressait aux couvents d’Ekaterinbourg, centres de foi dans une ville industrielle. 

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