Cinquante nuances de blanc

Anton Agarkov
L’idée de faire de la plongée dans les eaux glacées de la Mer Blanche semble suicidaire. Mais dans le village de Nilmogouba, en Carélie, tout le monde se porte bien : même les phoques locaux se sont habitués aux bipèdes en combinaison néoprène isolante.

Du village carélien de Nilmogouba (1535km de Moscou) au Cercle polaire géographique, il n’y a que deux minutes en bateau. Et pour se baigner dans l’Arctique, à peine trois.

Dans le village lui-même, aucun magasin ni divertissements pour citadins : l’hiver il y fait nuit très tôt et la température dans la rue descend jusqu’à -40°. L’été, l’interminable jour polaire empêche de dormir normalement.

« Nilmogouba n’est pas un village habituel », raconte Mikhaïl « Micha » Khrobostov, moniteur de plongée au centre de plongée local « Cercle polaire ». « Ici, on trouve depuis plusieurs années une station d’études biologiques de l’Université de Moscou, qui avait eu pendant un temps une filiale à Nilmogouba. Les scientifiques ont eu une influence colossale sur les habitants : si l’on entre dans la maison d’une vieille carélienne, on trouvera sur ses étagères des éprouvettes et des béchers dans lesquels elle conserve ses liqueurs ».

C’est un endroit difficile d’accès, mais les gens le connaissent et s’y rendent chaque année : le livre d’or est rempli de messages enthousiastes en anglais, en français, en allemand, en polonais, et on y trouve même des idéogrammes chinois.

Dans les entrailles de la Mer Blanche

Crédit : Eugene PtushkaCrédit : Eugene Ptushka

La haute saison commence ici en hiver, lorsque la mer Blanche se recouvre d’une épaisse couche de glace. Les moniteurs ont du pain sur la planche : la plongée sous glace gagne en popularité auprès des amateurs de sensations fortes pour qui l’idée de plonger en plein hiver n’est pas suicidaire, bien que même l’été, la température de l’eau incite à réfléchir sur l’impermanence des choses. Quelle vie peut exister dans une telle eau ? Qu’y a-t-il à voir en plongeant ?

Mais Micha connaît les sites de plongée et peut vous montrer la vie de très près. « Lors de sa dernière plongée il a trouvé une moule et a attiré avec elle un poisson-chat hors des rochers », raconte Dima, plongeur expérimenté de notre groupe hétéroclite. « D’abord il pointait sa lampe sur la moule, puis sur sa main vide, puis sur le sable. Et comme ça plusieurs fois de suite. Le poisson-chat a fini par nager vers lui a commencé à lui manger dans la main ! »

 

Nourrir un poisson-chat à la main est l’équivalent de nourrir un loup sauvage sur la terre ferme : c’est un poisson dangereux, aux mâchoires puissantes et aux dents acérées.

Il est vrai qu’il est impossible d’arriver en mer Blanche sans entraînement et de plonger directement à 20 mètres : il faut d’abord suivre un cours adapté.

Un harnais de néoprène

Crédit : Eugene PtushkaCrédit : Eugene Ptushka

« D’abord, vous mettez la veste… », Micha m’habille d’une combinaison chaude et légère, comme celles pour le ski. C’est une sous-couche indispensable sous la combinaison sèche, sans laquelle il est impossible de plonger en mer Blanche, même en été. La combinaison reste toujours sèche, même en plongée : le plongeur est littéralement enveloppé par une grande bouillotte, et la température de l’eau n’a plus d’importance.

Micha me donne aussi une lourde combinaison de néoprène rappelant une combinaison de plongée, mais avec des bottes. Le costume est rigide et inconfortable, avec une fermeture éclair sur les épaules. La combinaison sèche, comme un gilet de sauvetage, attire tout le temps le plongeur vers la surface. Il est impossible de se laisser couler avec elle, et faire du surplace dans l’eau est difficile : le costume essaye de vous retourner sur le dos ou sur le ventre.

C’est précisément pour cela qu’il est indispensable, avant la plongée, de suivre le cours spécial « Dry Suit » (« combinaison sèche ») élaboré par l’Association professionnelle des moniteurs de plongée (PADI). Cercle polaire est le seul centre de plongée de la mer Blanche membre de cette association internationale des moniteurs de plongée professionnels. Tout l’équipement peut être loué au centre, du costume au tuba.

Bain blanc

Crédit : Eugene PtushkaCrédit : Eugene Ptushka

Nous fonçons vers les îles Krestovy, effrayant les phoques affalés sur les pierres. Adressant une prière mentale, je saute à l’eau. Le corps est comme dans une capsule : l’humidité est tout autour mais à l’intérieur il fait sec et j’ai tout aussi chaud que sur la berge. Seuls mes gants sont trempés, mais ne laissent pas pour autant passer le froid, et mes joues, que le masque ne protège pas.

L’impression est étonnante, il faut s’y habituer. Quand on immerge le visage dans l’eau, les premières secondes c’est comme si on y avait enfoncé des dizaines de petites aiguilles pointues, mais au bout d’un court moment, une étonnante légèreté se fait tout à coup ressentir : la peau s’habitue et ne réagit plus du tout à la morsure de l’eau glaciale.

Crédit : Eugene PtushkaCrédit : Eugene Ptushka

Mes yeux s’écarquillent. Les algues s’étendent vers le haut, créant des jardins féériques, des crabes et des poissons se faufilent entre les pierres, d’énormes étoiles de mer rampent sur le fond avec une dignité royale : violets, bordeaux, oranges. C’est comme un dessin animé. Des moules pendent en grappes sur les pierres. Des méduses roses et bleues dérivent vers le soleil.

Si l’on observe bien l’eau, on peut y voir de minuscules créatures marines, par exemple l’ange de mer. C’est un mollusque carnivore presque invisible, à la vie intérieure très riche, littéralement : vu de l’extérieur, il est long et translucide, avec de petites ailes, tandis qu’à l’intérieur, son corps orange vif brille sous les rayons du soleil.

Crédit : Eugene PtushkaCrédit : Eugene Ptushka

En route vers la base, Micha se souvient : « En 1992, j’ai déménagé ici définitivement pour devenir moniteur de plongée. Et ma femme Macha est devenue entraîneuse de bélougas venus du delphinarium d’Oustrich (possédant des filiales à Saint-Pétersbourg et au sud de la Russie). Nous n’avons pas recherché le travail de nos rêves. Il est venu à nous lui-même ».

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