En 2012, 122 751 Russes ont quitté le pays, alors qu’ils n’avaient été que 36 774 en 2011. Crédit : TASS
Début juin, le pays a vu le départ de Dmitri Zimine, mécène des sciences et de l’éducation, président d’honneur et créateur de la société de télécommunications VympelCom. L’opinion publique lie son départ au scandale entourant sa fondation d’investissements sociaux Dynasty, qui a été intégrée le 25 mai dernier à la liste des organisations qualifiées d’agents de l’étranger (ce qui, selon les journalistes, a été fait pour « intimider » Dmitri Zimine soupçonné par les autorités de financer des médias et des forces politiques d’opposition). Au mois d’avril, c’était l’opposante et militante écologique Evguenia Tchirikova qui émigrait avec sa famille en Estonie. « Les militants de l’action sociale deviennent victimes de répression en Russie », a-t-elle affirmé, en ajoutant que l’écologiste était « l’ennemi numéro un du régime établi de l’oligarchie des matières premières ».
Chaque nouvelle du genre lance des débats sur une nouvelle vague d’émigrations, alors que les observateurs constatent que depuis le troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine, le contexte politique est de plus en plus souvent cité comme cause de départ.
Le vent tourne
« Au niveau du ressenti, l’émigration existe », a déclaré le président de l’association interrégionale des organisations de la défense des droits de l’homme Agora Pavel Tchikov. L’organisation a aidé d’éventuels émigrants à formuler des demandes d’asile. « Toutefois, ceux qui quittent le pays pour cause de persécutions politiques peuvent être comptés sur les doigts d’une main, a-t-il souligné. Pour les autres, c’est simplement un sentiment de « confort moindre» en Russie. »
« En réalité, nous constatons moins une émigration pour motifs politiques qu’une émigration provoquée par la situation politique », a affirmé Youli Nisnevitch, professeur et collaborateur scientifique à la faculté des sciences sociales de la Haute école d'économie. « Ainsi, nous voyons partir notamment des gens qui n’ont jamais fait de politique ». Les lois réglementant Internet, la limitation de la participation étrangère au capital des sociétés propriétaires de médias russes, une législation décriée sur l’éducation (à laquelle l’on reproche notamment de tenter de commercialiser l’enseignement) et la loi sur les agents de l’étranger créent un fond défavorable, a-t-il affirmé. Pavel Tchikov renchérit : les véritables indicateurs du phénomène, ce ne sont pas des cas isolés de persécutions, mais le flux total des émigrants.
Selon le Service des statistiques de Russie, à partir de 1999, les citoyens ont été de moins en nombreux à partir. Mais en 2012, le vent a tourné : 122 751 Russes ont quitté le pays, alors qu’ils n’avaient été que 36 774 en 2011. Les huit premiers mois de l’année dernière ont vu partir 203 000 personnes, soit plus que durant n’importe quelle année entière du mandat de Vladimir Poutine.
Le lendemain de l’affaire Bolotnaïa
Cependant, sur le nombre total des émigrés, il est impossible de préciser celui de départs pour des raisons politiques, a indiqué à RBTH Jenny Kurpen, coordinatrice de l’organisation Human Corpus qui assiste les réfugiés (basée en Finlande). En juin 2012, elle et les autres cofondateurs de cette organisation ont quitté la Russie, redoutant des actions pénales suite à l’affaire Bolotnaïa (lancée au lendemain de troubles et d’affrontements entre manifestants et policiers le 6 mai 2012 sur la place Bolotnaïa à Moscou ; l’affaire compte 34 suspects ; 12 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme).
« Une grande partie de vrais émigrés politiques, si ce n’est la majorité, ne signalent rien sur eux ouvertement. Nombreux sont ceux qui traversent la frontière illégalement, certains ne demandent pas l’asile et, par conséquent, ne sont même pas inclus dans les statistiques internes des pays qui les accueillent », a expliqué Jenny Kurpen.
Human Corpus est née octobre 2014, et existe donc officiellement depuis moins d’un an. L’organisation a été contactée sur cette période par un peu plus de 200 personnes. Mais ces données ne peuvent pas être qualifiées de représentatives, souligne l’organisation. « Il est plus correct de parler non pas de l’augmentation du nombre d’émigrés politiques, mais du fait que l’émigration représente un flux », a-t-elle ajouté. Trait particulier des processus lancés par l’affaire Bolotnaïa: « Pour la première fois des mandats de Vladimir Poutine, les cibles visées sont moins les militants que les simples individus, dont bon nombre participaient pour la première fois à une manifestation de protestation », a-t-elle estimé.
Lacrisenelâchepas
Les statistiques officielles pour 2015 n’existent pas encore et le Service des migrations de Russie n’a pas pu citer de chiffres concrets à RBTH. Toutefois, les sociologues constatent une réduction considérable du nombre de candidats au départ. Selon le Centre analytique Levada, cette année (étude effectuée au mois de mars) le nombre des personnes ne voulant pas partir à l’étranger a atteint son apogée depuis le début des observations des services sociologiques : 83% (alors que 12% ont manifesté le désir de quitter le pays).
Le désir de partir est paralysé par la crise, explique l’expert du Centre Stepan Gontcharov. Les gens ne peuvent plus faire de projets au sujet de leur avenir et préfèrent rester dans l’expectative. Ils sont influencés par le sentiment général d’instabilité et d’attente d’une guerre. Cela étant, ceux qui déclarent vouloir partir sont surtout les riches, « ceux qui peuvent se permettre de déménager à n’importe quel moment », a-t-il constaté.
Pour ce qui est des motifs politiques, ils sont loin d’occuper la première place. La plupart des Russes quittent toujours le pays à la recherche d’une vie meilleure. « Avec le souhait de garantir une existence plus confortable pour leurs enfants, ce qui est un facteur matériel », a poursuivi Stepan Gontcharov.
Le motif politique n’a une position de principe que pour un nombre restreint de Russes, ceux qui font partie de l’intelligentsia. « Les plus jeunes et les plus énergiques ont d’ailleurs quitté le pays en 2012 et 2013, selon nos données », a-t-il fait remarquer. Selon lui, la crise n’avait pas encore frappé, mais Vladimir Poutine avait déjà entamé son troisième mandat, les protestations de masse avaient débuté et le pouvoir avait commencé à serrer la vis. L’affaire n’est pas dans le nombre, mais dans le fait que l’émigration touche la fine couche sur laquelle repose le capital humain de Russie, a constaté Youli Nisnevitch.
« Leproblèmen’existepas »
La frontière entre ceux qui sont théoriquement prêts à partir et ceux qui se décident à franchir le pas est encore plus mince.
« La polémique est toujours présente. Parler d’émigration est une sorte de passe-temps de la classe moyenne russe », affirme l’opposant Dmitri Goudkov, député indépendant. Lui-même n’a pas l’intention de partir pour le moment, affirmant qu’il « n’est pas à l’aise » à l’étranger. Toutefois, « il se peut qu’un jour il ne soit possible de rester ici qu’en faisant de la prison. Ce risque existe, mais j’espère qu’on n’en arrivera pas là », a-t-il noté. D’après lui, personne ne veut partir, car ceux qui s’en vont perdent, généralement, en qualité et en niveau de vie. Après avoir bien réfléchi « les gens se rendent compte que vivre à l’étranger revient cher, qu’il faut chercher un emploi et remplir les conditions nécessaires au visa. Les problèmes qui se profilent sont si nombreux qu’ils reviennent sur leur décision », a-t-il affirmé.
Les milieux de l’intelligentsia et de la science « tâtent actuellement le terrain », constate Youli Nisnevitch. « Ils ne veulent pas partir et n’émigrent pas pour le moment, mais ils ont d’ores et déjà obtenu une deuxième citoyenneté, au cas où la situation dégraderait », a-t-il expliqué.
Les sociologues estiment qu’il n’est pas obligatoire d’attendre une aggravation de la situation politique pour constater une nouvelle vague d’émigration. Il suffit que le pays sorte de la crise. Bien que les gens soient aujourd’hui moins nombreux à vouloir prendre le départ que durant les trois années précédentes, ils sont de plus en plus sûrs de leurs forces : de mars à mai dernier, le nombre de personnes prêtes à s’en aller est passé de 12% à 16%. « Pour le moment, cela reste dans le cadre de l’erreur statistique, le chiffre est insignifiant, mais la situation se stabilise progressivement et la croissance du bien-être provoquera l’émigration, bien entendu si aucune limitation à la sortie n’est instaurée », a souligné Stepan Gontcharov.
De son côté, la Douma (chambre basse du parlement russe) n’estime pas qu’il existe « de fondements suffisants pour de telles mesures », a déclaré Leonid Sloutski, président de la commission de la Douma aux affaires de la CEI (Communauté des Etats indépendants), de l’intégration eurasienne et des relations avec les russophones. Valéry Rachkine, premier vice-président de la commission des nationalités de la Douma, membre du PC, a indiqué pour sa part que « le pays n’est pas confronté actuellement au problème de l’émigration ». « Les faits, les chiffres et les demandes au Service des migrations prouvent que le problème n’existe pas. Les chiffres n’augmentent pas et sont si insignifiants que nous ne les prenons pas en compte », a-t-il dit.
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