« Il faut prendre en compte les défenseurs des droits de l’homme »

Lioudmila Alexeïeva entame ses activités dans le domaine de la défense des droits de l’homme en s’élevant contre les procès de détenus politiques en 1966. Crédit : Reuters

Lioudmila Alexeïeva entame ses activités dans le domaine de la défense des droits de l’homme en s’élevant contre les procès de détenus politiques en 1966. Crédit : Reuters

Lioudmila Alexeïeva, doyenne des défenseurs des droits de l’homme en Russie et directrice du Groupe Helsinki de Moscou, revient au Conseil présidentiel du développement de la société civile et des droits de l’homme. Elle évoque dans une interview à RBTH son retour, l’affaire de l’opposant assassiné Boris Nemtsov, la situation des Tatars de Crimée et de l’opposition et certains autres sujets.

RBTH : Vous avez quitté le Conseil en 2012, au moment où, pour la première fois, il était formé au moyen d’un vote en ligne : pratiquement tout un chacun pouvait présenter sa candidature. Est-ce pour cette raison que vous êtes partie ?

Lioudmila Alexeïeva : Oui, cela m’a déplu. Un Conseil présidentiel n’est pas une réunion de personnalités quelconques, même si elles bénéficient d’un grand respect. Nous avions des spécialistes des migrations, des lieux de détention, de l’armée et ainsi de suite. Nous savions ce que chacun ferait au sein du Conseil. Lorsqu’on a proposé d’élire les membres du Conseil par le biais d’Internet – pour que tout soit, comme on dit, démocratique – nous nous y sommes opposés. Mais ce qui était particulièrement désagréable et qui était nouveau, c’est la présence de trois personnes de l’administration présidentielle aux réunions du groupe de travail. Deux d’entre elles gardaient le silence, mais la troisième intervenait sans cesse dans la formation du Conseil, en essayant d’y inclure des fonctionnaires. Or, un conseil social ne peut pas compter de fonctionnaires parce que justement c’est un conseil social ! (Le décret sur le Conseil et le règlement de celui-ci ne stipule pas qu’un représentant du pouvoir n’a pas le droit d’être élu au Conseil – RBTH). Finalement, j’ai déclaré : s’ils s’ingèrent dans nos activités comme ils le font pour la formation du Conseil, cela ne me convient pas.

Pourquoi alors avez-vous décidé de revenir ?

L.A.: Il reste de moins en moins de canaux de liaison avec les fonctionnaires qui prennent les décisions. Aujourd’hui, le Conseil est l’un des rares endroits où défenseurs des droits de l’homme et fonctionnaires peuvent communiquer. Alors j’ai décidé de revenir.

Que ferez-vous au sein du Conseil ? Je sais que vous êtes préoccupée par la loi sur les organisations « agents de l’étranger  » adoptée en 2012…

L.A.: En effet, je m’en chargerai. Cette loi est une vraie sottise, mais il est inutile d’œuvrer pour préciser la notion d’« activité politique » (que doit mener une organisation pour être classée agent étranger, ndlr).

Pourquoi inutile ? C’est pourtant ce sur quoi insistent actuellement bon nombre de vos collègues défenseurs des droits de l’homme.

L.A.: Parce que n’importe quelle organisation qui touche des ressources étrangères risque d’être inscrite sur la liste des « agents ». Quoi que nous fassions pour préciser cette notion, il sera toujours possible de l’appliquer à n’importe qui.

Qu’avez-vous l’intention de proposer ?

L.A.:Si nous voulons résoudre le problème, il faut poser la question des sources intérieures de financement. L’Etat n’est pas capable d’accorder de l’argent à toutes les ONG. D’ailleurs, nous ne sommes pas des structures publiques, mais sociales, et nous sommes des milliers. Il faut autre chose : que le président Vladimir Poutine s’adresse au monde des affaires. Notre pays compte nombre de gens fortunés qui seraient contents de financer des organisations, mais qui redoutent de mettre en péril leurs affaires.

Bio

Lioudmila Alexeïeva est née en 1927 à Evpatoria (URSS). Elle entame ses activités dans le domaine de la défense des droits de l’homme en s’élevant contre les procès de détenus politiques en 1966. Elle est licenciée et exclue du PC, mais elle continue de conserver et de diffuser des textes clandestins sur les droits de l’homme. En 1976, elle est aux sources de la fondation du Groupe Helsinski de Moscou, mais l’année suivante elle émigre aux Etats-Unis et ne rentre en Russie qu’en 1993. Lioudmila Alexeïeva est l’auteur de plus cent articles et brochures sur les droits de l’homme, de la monographie « L’Histoire du non-conformisme en URSS. Période contemporaine » et du mémoire « The Thaw Generation ». Elle a été décorée de la Légion d’honneur en 2007, de la Croix de Commandeur de l’Ordre du mérite allemand en 2009 et du Prix Sakharov en 2009.

A propos de Boris Nemtsov et des tatars de Crimée

L’enquête sur le meurtre de l’opposant Boris Nemtsov dure depuis trois mois. Pour votre part, vous doutiez dès le début que le commanditaire serait retrouvé. Avez-vous changé d’opinion ?

L.A.:Si personne n’a pu interroger jusqu’ici Rouslan Gueremeïev qui semble être le médiateur entre les exécutants et les commanditaires… Gueremeïev se trouve en Tchétchénie et il est inaccessible pour l’enquête.

Selon certains médias, Rouslan Gueremeïev a tout de même été interrogé, mais en qualité de témoin, avant de quitter la Russie.

L.A.:Il est clair que c’est une sombre affaire. Mais le fait que l’enquêteur principal ait été remplacé laisse présumer que la filière ne sera remontée qu’aux exécutants du crime sans aller jusqu’au commanditaire. L’enquêteur précédent (Igor Krasnov) a prouvé d’après les dossiers précédents qu’il sait travailler sans accorder d’attention aux motifs politiques. Et voilà qu’il est remplacé par un autre (Nikolaï Toutevitch) qui est plus soumis à ses supérieurs. Je crois que c’est un très mauvais signe.

Pourquoi pensez-vous qu’il est plus soumis ?

L.A.:Parce que le dossier sur lequel il a enquêté en 2008 est resté sans résultat. Quant au premier (enquêteur), tout le monde sait qu’il est très efficace.

Il existe un autre problème que vous suivez depuis la fin des années 1960 : la situation des Tatars de Crimée. Comment le voyez-vous aujourd’hui ?

L.A.:D’une part, je vois que le président tient ses promesses faites à Moustafa Djemilev (président du parlement des Tatars de Crimée jusqu’à l’automne 2013) lors de sa visite à Moscou. Il a promis que la langue tatare de Crimée serait largement utilisée et qu’il y aurait notamment des écoles pour les Tatars de Crimée. C’est chose faite. D’autre part, Moustafa Djemilev n’est pas autorisé à quitter Kiev pour se rendre en Crimée. Le président actuel du parlement (Refat Tchoubarov) ne peut pas lui non plus aller en Crimée. Le 18 mai, date anniversaire de la déportation des Tatars de Crimée en 1944, ils se rassemblaient tous les ans sur la place centrale de Simferopol. Cette année, ils n’ont pas été autorisés à le faire et la réunion a été transférée dans un cimetière musulman. Ce qui signifie que les Tatars ne bénéficient pas de la liberté de réunion en Crimée.

Au sujet de l'opposition

2016 sera l’année des élections législatives et l’opposition dite hors système a d’ores et déjà annoncé sa participation et a même formé une coalition dans ce but. Vous connaissez nombre de ses représentants. Commentévaluez-vousleursforces ?

L.A.:Cette tentative d’union représente une grande percée. Il n’y a jamais eu rien de tel. Partout et toujours on a dit : « Ils ne pourront jamais y arriver, car il s’agit de la lutte d’amours-propres ». Ce n’est pas tout à fait ça. Il ne s’agit pas d’amour-propre, mais de l’absence de culture politique dans notre société. Pour des raisons évidentes. Pendant tant d’années, le pays ne présentait aucune opportunité de lutte politique.

La culture politique, qu’est-ce que c’est d’après vous ?

L.A.:L’un de ses éléments principaux est la capacité à s’entendre, à trouver des compromis avec ceux qui vous sont proches dans leurs idées. Or, chez nous, c’est tout ou rien.

L’absence de culture politique, est-ce le problème numéro un de l’opposition ?

L.A.:Non, le grand problème, c’est que l’opposition se voit poser des conditions dans lesquelles elle est incapable d’agir. Ses leaders ne sont pas admis à la télévision. Et dans notre vie moderne, si quelqu’un n’est pas à la télévision, c’est qu’il n’existe pas. Autre chose encore : il est question de reporter les dates de l’élection législative au mois de septembre (de décembre 2016). On voit clairement pourquoi c’est fait : toute la campagne électorale se tiendra en été, quand tout le monde est en vacances, et le taux de participation ne sera pas élevé.

 

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