John Kerry et Sergueï Lavrov lors d’une première rencontre à Paris pour évoquer la crise ukrainienne au cours de quatre heures de discussions. Crédit photo : AP
La question apppelle deux réponses diamétralement opposées. D’une part, on peut considérer que Moscou cherche à reconquérir sa puissance perdue après la chute du régime soviétique, et cela, peut-être même au-delà des frontières de l’ex-URSS. On peut au contraire voir les événements de Crimée comme une « improvisation infructueuse », et envisager un retour proche à la normale – la Russie acceptant à contre-cœur que de nouveaux territoires de l’ex-Union soviétique rejoignent la sphère d’influence occidentale, dans le cadre de négociations autour d’un « élargissement de la zone de prospérité et de sécurité ».
Mais comme toujours, la vérité n’est pas aussi tranchée. Pour Rossiyskaya Gazeta, le journal officiel de la Russie, l’intervention en Crimée est le signe que le pays souhaite définir une « zone de sécurité », c’est-à-dire marquer les territoires qu’il considère comme essentiels pour lui-même, où il surveillera de près l’éventuelle instauration de gouvernements anti-russes, voire l’accroissement de la présence militaire des pays occidentaux. L’Ukraine fait partie de ces territoires.
Mais d’après Fedor Loukianov, rédacteur en chef du mensuel moscovite Russia in Global Affairs, cela ne signifie pas que la Russie veuille rivaliser avec les États-Unis sur l’échiquier planétaire à l’image de l’ex-URSS. Là où le bât blesse, c’est que « sur place », cette position modérée n’est pas forcément partagée, non seulement en Crimée, mais aussi dans d’autres régions de l’Ukraine, et même dans la République de Moldavie avoisinante.
« Si on récupère notre pays, vous pouvez garder la monnaie », m’a dit il y a quelques semaines Valentina, une habitante de Crimée qui tient un petit stand de boulangerie-pâtisserie à Soudak, une ville ancienne célèbre pour sa forteresse du XVIème siècle édifiée par les colons génois. « Mais aujourd’hui, inutile d’espérer retrouver notre pays », a-t-elle ajouté.
Tous ceux que j’ai rencontrés en Crimée ont évoqué cet endroit mystérieux, « notre pays ». Pour les plus âgés, « notre pays », c’est indubitablement l’Union soviétique ; pour les plus jeunes, le pays en question ressemble à la Russie (même s’ils en ont parfois une idée vague, certains n’ayant jamais traversé le détroit qui sépare la Crimée du territoire russe).
Mais « notre pays », ce n’était certainement pas l’Ukraine, dont la Crimée faisait officiellement partie depuis 1954 (dans le cadre de l’URSS, de 1954 à 1991). C’est peut-être l’échec le plus cuisant de l’actuel gouvernement ukrainien, certes, mais aussi de tous ses prédécesseurs qui ont gouverné le pays depuis son accession à l’indépendance en 1991. Ils n’ont jamais réussi à donner aux Criméens le sentiment d’être chez eux en Ukraine.
« Ne croyez pas (...) que d’autres régions fe-ront comme la Crimée. Nous ne voulons pas la division de l’Ukraine »
Vladimir Poutine (dans un message aux ukrainiens)
« Nous n’avons aucune intention de franchir la frontière ukrainienne et nul intérêt à le faire. Absolument pas »
Sergueï Lavrov, Ministre des affaires étrangères
Un ressenti similaire, mais à plus grande échelle, est palpable en Transnistrie, un petit État non reconnu officiellement, qui appartenait à la Moldavie – aujourd’hui tournée vers l’Europe – avant de faire sécession en 1992. Contrairement aux Criméens, les habitants de Transnistrie avaient pris les armes pour rester au sein de la Moldavie en 1992, lorsqu’un conflit bref mais acharné éclata avec les Moldaves, avant de se conclure par une trêve.
En 2006, la Transnistrie avait organisé un référendum sur une éventuelle intégration à la Russie ; 97% des votants étaient favorables à cette idée, mais Moscou a poliment décliné l’offre. Armen Oganessian, rédacteur en chef du magazine moscovite International Life affirme : « À présent, certaines régions d’Ukraine, mais aussi de Moldavie, dont la Gagaouzie turcophone située au sud de celle-ci, se voient confortées dans leur espoir de se réveiller un jour en étant intégrées à la Russie ».
Si cette tendance donne de l’espoir aux Transnistriens et aux Gagaouziens, elle inquiète les occidentaux. Certains n’excluent pas une « situation afghane » en Europe de l’Est, avec des guerilleros urbains en Ukraine dans le rôle des moudjahidines afghans.
Selon Alexeï Pilko, directeur du Centre Eurasia au sein de l’agence de presse RIA Novosti de Moscou, « l’inconvénient majeur de ce scénario, c’est qu’il ne convient à aucune des parties prenantes. Il ne convient pas à Moscou, car la Russie est effectivement bien différente de l’Union soviétique, laquelle produisait tout ce dont elle avait besoin, des films aux vins, en passant par la viande. La Russie actuelle a besoin de gazoducs et d’oléoducs pour obtenir des devises qui lui permettent d’acheter à l’Union européenne ce qui lui est nécessaire pour vivre, non pour se divertir ».
Lorsqu’on dégaine les armes, les « pipelines » se vident ; la Russie est donc la dernière à souhaiter que l’on fasse parler la poudre en Europe de l’Est.
Le scénario afghan est également inacceptable pour l’Union européenne, comme pour l’Ukraine, où même les hommes politiques les plus bellicistes ne souhaitent guère voir leur pays devenir le « champ de bataille où un nouveau conflit mondial aurait éclaté » (expression utilisée par Ksenia Liapina, députée appartenant au parti de l’Union panukrainienne « Patrie », nouvellement arrivé au pouvoir).
C’est pourquoi on a poussé un soupir de soulagement à Kiev, mais aussi à Moscou, lorsque le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a déclaré que la Russie n’avait nullement l’intention de s’étendre au-delà des frontières orientales de l’Ukraine, et son homologue ukrainien affirmer que le nouveau pouvoir en place à Kiev n’avait pas pour objectif de faire adhérer l’Ukraine à l’OTAN.
Le « conflit ethnique » entre Russes et Ukrainiens, si souvent évoqué, est moins ancré dans la réalité que dans les médias ou dans l’esprit de certains intellectuels et de quelques excités. Si ces personnes ont plus facilement accès aux médias de masse de part et d’autre de la frontière ukrainienne, les opinions qu’elles expriment ne reflètent aucunement les relations entre les habitants.
On pourrait en l’occurrence s’interroger sur l’influence des messages auxquels les médias donnent comlaisamment voix. Selon Alexeï Vlasov, directeur du centre de recherches Nord-Sud à l’université de Moscou, « il n’y aura pas de guerre en Ukraine ; cependant, un retour à la normale n’est pas non plus envisageable en ce qui concerne la politique étrangère de la Russie ».
Boris Volkhonski, membre de l’Institut Russe d’études stratégiques, précise cependant que « de nombreux analystes espèrent que les sanctions relativement légères inciteront Vladimir Poutine à revenir à la diplomatie de l’ère Eltsine, mais ils risquent grandement d’être déçus ».
Volkhonski rappelle qu’une grande partie du pays désirait, dans les années 90 et au début des années 2000, établir de nouvelles relations avec l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, des relations fondées sur la confiance mutuelle plutôt que sur un « équilibre de la peur ».
Lorsque les anciens bastions du bloc soviétique –RDA, Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie – sont passés à un autre régime politique, Boris Eltsine a conclu que les inquiétudes de l’Ouest vis-à-vis de la Russie finiraient par s’estomper. Au cours de ses premières années au pouvoir, Vladimir Poutine a suivi les mêmes lignes directrices, allant jusqu’à tolérer que l’Union européenne et l’OTAN s’étendent aux États baltes, qui faisaient autrefois partie de l’URSS.
Mais le nouveau « changement de gouvernement » en Ukraine – bien plus violent qu’en 2004-2005 – a sonné le tocsin. Aux yeux de Poutine, les événements survenus à Kiev montrent que l’Occident n’a pas su tirer les leçons des échecs essuyés par ses anciens alliés « révolutionnaires » – les ex-présidents d’Ukraine et de Géorgie, Victor Iouchtchenko et Mikhaïl Saakashvili, à présent très impopulaires.
De plus, la violence qui a accompagné la « transition gouvernementale » amorcée à Kiev fait craindre, du point de vue de la Russie, qu’une « transition gouvernementale » susceptible d’intervenir dans le futur à Moscou ne donne lieu à des troubles encore plus graves.
Quelle sera donc la ligne politique adoptée par le Kremlin ? Certes, il n’est pas question d’un virage total à l’Est accompagné d’une réorientation à 100% de la Russie vers ses voisins asiatiques, au détriment de ses partenaires européens avec lesquels elle est en désaccord.
Mais la Russie n’accordera plus sa confiance aveuglément, comme au temps où, en échange de concessions géopolitiques, elle acceptait les explications selon lesquelles telle ou telle décision difficile à avaler serait bonne pour elle (Moscou avait écarté d’emblée les promesses de Bruxelles affirmant que la Russie pourrait « elle aussi profiter » d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne).
Le projet de rapprochement économique avec celle-ci et, dans une moindre mesure, avec les États-Unis, sera relancé dès que les tensions qui pèsent sur les relations diplomatiques seront apaisées. Néanmoins, la sécurité risque d’être perçue comme un facteur encore plus important que les avantages économiques.
Dans son discours sur l’intégration de la Crimée, le Président Vladimir Poutine l’a exprimé d’une manière imagée, mais claire : « Je ne peux tout simplement pas concevoir que nous ayons à nous rendre à Sébastopol pour rencontrer les marins de l’OTAN. Bien sûr, certains d’entre eux sont des types formidables, mais ce serait mieux qu’il viennent nous rendre visite, et qu’ils soient nos invités, plutôt que l’inverse ».
Pour un Européen lambda, ces paroles pourraient sembler déplacées. Mais le message est certainement passé chez les personnes que j’ai interrogées en Crimée et à Moscou.
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