Dessin de Natalia Mikhaylenko
8 septembre 1941 : Elena Moukhina (17 ans), élève en terminale
Aujourd’hui, on a annoncé pour la première fois : « Vols d’avions allemands au-dessus de Léningrad ». Des appareils ennemis ont survolé la ville et lâché des bombes incendiaires sur différents quartiers. Des incendies se sont déclarés dans des immeubles d’habitations et des entrepôts, avant d’être rapidement éteints (enfin « rapidement », ça a quand même brûlé pendant 5 heures)… Des bâtiments ont été détruits. On dénombre des morts et des blessés. Les sites militaires n’ont pas été touchés. Il n’est pas encore neuf heures du matin. Une petite alerte vient de prendre fin. C’est bizarre. Le couvre-feu est instauré depuis longtemps, et j’ai clairement entendu le bruit des avions et des tirs isolés de canons anti-aériens.
3 octobre 1941 : Elena Skriabina (35 ans), professeure de littérature russe
Règle du pain : 125 grammes pour les employés et les personnes à charge, 250 grammes pour les ouvriers. Notre portion (125 grammes) consiste en une petite tranche, comme pour les tartines. Nous avons commencé à partager le pain entre les membres de la famille, chacun divisant sa part à sa façon. Ma mère essaye de la manger en trois, par exemple. En ce qui me concerne, j’ingurgite tout le matin avec mon café. Ainsi, j’ai assez de forces en début de journée pour faire la file ou me procurer des marchandises grâce au troc. Mais en deuxième partie de journée, je perds déjà mes forces et je ne peux que rester couchée.
12 novembre 1941 : Elena Skriabina
Je suis passée chez une amie. Elle m’a servi une nouvelle invention culinaire : de la gelée de ceintures en cuir. En voici la recette : bouillir les ceintures en peau de porc pendant longtemps afin d’obtenir une sorte de gelée. Il est impossible de décrire à quel point c’est infecte ! La couleur est jaunâtre et l’odeur épouvantable. Malgré ma faim, je ne pouvais même pas avaler une cuillère au risque de m’étrangler. Mes amis étaient surpris par mon dégoût, eux qui en mangeaient tout le temps.
23 décembre 1941 : Klavdia Naoumovna, médecin à l’hôpital de Léningrad
Beaucoup de personnes gravement malades devaient encore entrer, mais on a dû tout fermer. Tu ne peux pas t’imaginer les images horribles qu’on peut voir ! Ce ne sont pas de êtres-humains mais des squelettes couverts d’une peau sèche et à la couleur horrible. Ils n’ont plus l’esprit clair. Ils paraissent hébétés, ahuris. Ils n’ont surtout plus de forces. Aujourd’hui, quelqu’un est venu seul en marchant, avant de décéder deux heures plus tard. Un très grand nombre de personnes meurent de faim à travers la ville. Plus tôt dans la journée, une amie médecin a enterré son père, également mort d’épuisement. Elle racontait avoir vu des choses effroyables au cimetière et dans les alentours : les cadavres ne cessent d’arriver.
25 décembre 1941 : Elena Moukhina
Quel bonheur, quel bonheur ! Je veux crier de toutes mes forces. Mon Dieu, quel bonheur ! On a augmenté la ration de pain ! Et quelle différence : 125 et 200 grammes. Les employés et personnes à charge ont droit à 200 grammes, contre 350 pour les ouvriers. Ce changement nous sauve véritablement : ces derniers jours, nous avions tous faibli et bougions difficilement les jambes. Maman et Aka survivront donc certainement. Il s’agit d’une très bonne nouvelle, mais aussi d’un début d’amélioration. Le changement est désormais en route.
6 janvier 1942 : Lioubov Chaporina, artiste et fondatrice du premier théâtre de marionnettes soviétique
Ce matin, j’ai été au travail et mes pieds tremblaient. Plusieurs tâches m’attendaient à l’hôpital : quatre injections sous-cutanées à des personnes mourantes, opérations, allées et venues, etc. Je suis ensuite rentrée à la maison en traînant les pieds. Je suis directement tombée sur le lit. L’envie de vivre s’éteint peu à peu. Mon cœur souffre. Vais-je tenir ? (…) Des gens errent dans les rues avec des seaux à la recherche d’eau. Il n’y a plus d’eau courante dans la majorité des maisons et les tuyaux sont gelés. On ne trouve également plus de bois. Nous avons la chance d’avoir souvent de l’eau, et l’électricité fonctionne pour le moment. Nous ne recevons plus de lettres de personne. La neige tombe. Nous mourons et la neige nous couvre.
Mercredi 7 janvier 1942 : Elena Skriabina
Il y a environ une heure, Piotr Iakovlevitch Ivanov, un ami de mon mari, est passé à la maison. Ce jeune homme toujours joyeux et énergique est devenu méconnaissable : il est maintenant maigre, blafard et un peu bizarre. Il est vrai que la faim métamorphose tout le monde. Il était venu pour savoir si le grand chat gris qui appartenait à une artiste de notre immeuble était toujours en vie. Il espérait que le chat n’avait pas encore été mangé car il savait que l’artiste l’adorait. J’ai dû le décevoir : il ne restait aucun être vivant dans notre immeuble, si ce n’est des gens marchant avec difficultés.
16 janvier 1942 : Elena Skriabina
La policlinique est remplie d’ouvriers et d’employés à bout de forces qui n’arrivent plus à travailler. Ils viennent toutefois chercher des certificats médicaux de peur qu’on les prenne pour des absentéistes. Une fois à l’hôpital, beaucoup d’entre eux meurent dans la file en attendant les médecins. Le sol de cet établissement est littéralement couvert de cadavres et de personnes mourantes. On arrive plus à les ramasser.
Hier, je suis passée devant le Jardin d’Été. Les arbres y sont touffus et magnifiques. J’ai croisé une personne de moins de 40 ans, extrêmement maigre et d’un air cultivé. Il était bien habillé avec son épais manteau muni d’un col. Son nez était en mauvais état et, comme chez beaucoup d’autres personnes désormais, une ecchymose de couleur mauve apparaissait sous son fin nez busqué. Ses yeux étaient grand ouverts et tombants. Il marchait en bougeant difficilement ses jambes, ses bras serrés contre la poitrine, et répétait : « Je suis frigorifié, fri-go-ri-fié ».
18 juin 1942 : Lioubov Chaporina
Des livres très intéressants sortent en ce moment chez les bouquinistes de la rue Simeonovski. Au lieu d’épargner pour un cercueil, je cherche des livres. C’est drôle. Il suffirait qu’une bombe éclate pour que tout disparaisse. Mais personne n’y pense.
15 juillet 1942 : Klavdia Naoumovna
Nous vivons comme avant. Les bombardements sont intenses pendant la journée… Mais la vie continue. Je dirais même qu’elle bat son plein, contrairement à l’hiver. Les gens sont propres et on commence à porter de belles robes. Les trams circulent et les magasins ouvrent petit-à-petit. Des files se forment devant les parfumeries car des parfums ont été amenés à Léningrad. Malgré leur prix de 120 roubles, on achète les petits flacons. On m’en a même offert un, ce qui m’a rendue très heureuse. J’aime tellement les parfums ! Lorsque j’en mets, j’ai l’impression d’être rassasiée, de rentrer du théâtre, d’un concert ou d’un café.
6 août 1942 : Vladimir Bogdanov (21 ans), ouvrier tourneur
J’en peux plus. Pour le moment c’est l’été, mais que se passera-t-il lorsque viendra l’hiver et que rien n’aura changé ? Il y a peu de chances qu’on survive dans de telles conditions. Quant à une possible évacuation, je pense néanmoins que nous et nos pères ne seront amenés nulle part et que nous resterons ici jusqu’à la fin. Je ne peux pas quitter la ville dans laquelle je suis né et j’ai vécu 20 années sans interruption, qui m’est si chère, qui est devenue si rude et si inhospitalière en temps de guerre. Je ne peux pas l’abandonner.
Préparé par Ilia Krol d'après le livre Le journal du blocus de Daniil Granine et Ales Adamovitch (1977-1984)
Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.
Abonnez-vous
gratuitement à notre newsletter!
Recevez le meilleur de nos publications directement dans votre messagerie.