L’aspect religieux ne suffit pas à justifier l’interdiction de l’avortement. Crédit : PhotoXPress
L’avortement est autorisé en Russie depuis 1913. A l’époque, une majorité de participants siégeant au Congrès de la Société russe des médecins se déclare pour l’abolition de l’interdiction de l’avortement. A l’issue de cette réunion, une résolution est adoptée sur l'irrecevabilité des poursuites à l’encontre des mères ayant pratiqué ou subit un avortement et sur l’exonération de la responsabilité pénale des médecins opérants. Rapidement, un article de Vladimir Lénine est publié, dans lequel il déclare soutenir la demande sur « l’abrogation inconditionnelle de toutes les lois contre l’avortement ou contre la distribution d’écrits médicaux informant sur les mesures de précaution ». L’avortement devient une intervention médicale ordinaire, souvent inévitable pour les femmes soviétiques qui travaillent. Le 19 novembre 1920, l’avortement est officiellement autorisé. La Russie soviétique devient le premier pays au monde à autoriser l’interruption volontaire de grossesse. La majorité des autres Etats qui l’accepteront par la suite ne le feront que 40 ou 50 ans plus tard.
Soviétisme et tabous
Sur fond de négation de la religion, le gouvernement du pays des Soviets en vient quasiment à nier la vie sexuelle de ses citoyens. Pour toute une génération de femmes et d’hommes, les rapports intimes et tout ce qui entoure cette question deviennent un sujet tabou. Petit à petit, cette situation entraine l’impossibilité totale de se procurer des contraceptifs : le préservatif devient un véritable problème. Bien sûr, quelle que soit l’idéologie dictée, impossible d’aller contre la nature humaine. Mais en raison de l’absence totale d’éducation sexuelle, des millions de familles avec enfants n’ont eu d’autre choix que de mettre fin à une grossesse non planifiée.
Olga Ivanovna, 62 ans : « Toutes les femmes de ma génération ont connu au moins une ou deux IVG. Que pouvait-on faire ? On se mariait, naissait un premier enfant, puis un deuxième, parfois même un troisième, mais plus rarement. La vie n’était pas facile, il fallait beaucoup travailler. Comment faire avec trois enfants sur les bras ? La vie conjugale exige son devoir, c’est bien normal. Alors la solution, c’était d’avorter. Dieu et le péché, à l’époque, on n’en parlait pas. Ce qui nous effrayait le plus, c’était l’acte médical en soi, qui avait lieu sans anesthésie et, allez savoir pourquoi, dans des salles communes où étaient allongées toutes les patientes. Je me souviens des cris poussés en coeur par les femmes allongées sur les tables d’opération ».
Vera Gennadievna, 57 ans : « Lorsque je regarde les gynécologues d’aujourd’hui, je me dis que la génération actuelle a bien de la chance. A notre époque, demander des conseils touchant à la sexualité était impossible. Je me souviens comment, déjà mère de deux enfants, j’ai moi-même un jour demandé à mon médecin des conseils pour comment mieux me protéger. Elle a réfléchit, puis m’a répondu qu’il n’existait pas meilleur moyen que l’abstinence. J’ai ri gentiment à ce que je croyais une blague, mais non, ce médecin qualifié et expérimenté était tout à fait sérieux ».
Malheureusement, ces femmes ont raison: l’avortement sous l’URSS était quasiment le seul outil de régulation de la fécondité. Mais encore une fois, tout n’était pas si clair. Le droit des femmes à disposer de leur corps n’était limité qu’au cadre de la famille soviétique, qui disposait du droit légal aux relations intimes. Quant aux femmes célibataires, les médecins les exhortaient à garder l’enfant et à l’élever seule.
A l’aspect physiologique, s’est ajouté l’éthique
Avec le temps, dans un contexte de révolution sexuelle et d’instauration des libertés civiles, l’avortement a continué à être une pratique controversée pourtant largement utilisée. Le retour en force de la croyance religieuse est venu ajouter un aspect moral et éthique au problème.
Olga, 31 ans : « Je ne pense pas que l’avortement soit une question éthique, et encore moins un meurtre ou un péché. C’est un acte médical et un droit des femmes de disposer librement de leur corps. Je ne pense pas que le père de l’enfant doive donner son accord pour procéder à une telle opération, car il ne s’agit-là pas de son propre corps. Bien sûr, l’avortement doit rester un acte de dernier recours. Personne ne dit que c’est bien. Mais les femmes doivent pouvoir choisir. Le rôle de l’Etat, c’est de contrôler cette procédure. La médecine stipule des indications claires sur le terme et la méthode d’intervention. Tout ce qui sort du cadre médical doit tomber sous le coup de la loi ».
Galina, 37 ans : « L’avortement est un terrible péché, avec lequel la femme devra vivre. Malheureusement, et souvent à cause de la peur du changement, de l’incertitude envers l’avenir et du manque de protection sociale, la femme donne sa sentence sur le sort d’un enfant pas encore né. C’est regrettable, que beaucoup ne voient pas un sens plus élevé dans la grossesse ».
Cependant, l’aspect religieux ne suffit pas à justifier l’interdiction de l’avortement. Le Député du ZAGS (Bureau d’Etat civil qui célèbre les mariages russes, Ndlr) de la ville de Saint-Petersbourg Vitaly Milonov a même proposé d’offrir aux embryons dans l’utérus de leur mère, le statut de citoyen de la Fédération de Russie, ce qui permettrait de considérer toute tentative d’avortement comme un meurtre. Si l'initiative a été rejetée, les discussions se poursuivent encore.
De leur côté, les opposants à la restriction de l’avortement font appel aux droits de l’homme et s’en réfèrent au statut social des futurs parents.
Olga : « La restriction de l’avortement est une tentative pour prendre le contrôle sur le corps féminin dans le but soit disant d’augmenter la natalité. Pourtant, l’expérience de cette pratique dans d’autres pays montre que cette initiative ne mène pas à une croissance démographique, mais plutôt à une augmentation de la mortalité à cause des nombreuses opérations clandestines. Pour ce qui est du déremboursement de l’IVG, je n’ose même pas penser aux conséquences. Car dans ces cas-là, les femmes au faible niveau de vie, ainsi que les adolescentes, vont se retrouver devant un choix terrible: se faire avorter dans la clandestinité ou garder un enfant, dont elles ne pourront subvenir aux besoins ».
Les statistiques sur les avortements en URSS ont longtemps été dissimulées, mais la publication des données dans les années 1980 a attesté du fait que le pays occupait une des premières places au monde pour le nombre d'avortements. Ainsi, selon les données des études de la démographe médicale, le docteur en sciences médicales Élisabeth Sadvokasova, en 1959 on pratiquait en moyenne près de 4 avortements par femme en âge de procréer.
Dans les années 1960-80, une tendance à la baisse des avortements est apparue, mais les indicateurs généraux sont restés encore assez élevés pour une longue période : le nombre moyen d'avortements annuel dépassait les 4,5 millions. En évaluant l'ampleur d'une telle dynamique, le célèbre démographe russe Veniamin Bachlatchev remarque que les pertes démographiques liées aux avortements des années 1960-80 ont fait 2,5 fois plus de victimes en Russie que la Première Guerre mondiale, la guerre civile et la Grande guerre patriotique réunies.
A l'année 2011, la population russe était de 143 millions de personnes, elle a diminué de 5,7 millions de personnes depuis le moment de la chute de l'URSS en 1991. Les experts citent l'alcoolisme, la mauvaise alimentation, l'absence d'exercice physique comme raisons de la baisse de la population, mais également le caractère libéral des lois soviétiques vis-à-vis des avortements. En octobre 2011, le parlement russe a adopté un projet de loi, qui a limité à la marge les délais de pratique de l'avortement. Par ailleurs, la loi n'a pas accepté les conditions proposées par les représentants de l’Église orthodoxe russe (l'introduction d'un consentement indispensable du mari, mais aussi des parents des adolescentes à la procédure).
La proposition de retrait de l'avortement de la liste des services médicaux gratuits faite lors de la discussion de novembre 2013 n'a pas reçu le soutien des représentants du ministère de la Santé. Dans une interview publiée dans une série de médias d'Elena Baïbarina directrice du département de l'aide médicale aux enfants et du service de l'aide obstétricale du ministère de la Santé de Russie, elle précisait que les préoccupations du ministère sont liées à une hausse possible du nombre d'avortements clandestins, car « lors des avortements criminels, la mortalité des femmes est très élevée ».
En commentant ce thème auparavant dans une interview à RIA-Novosti, Baïbarina parlait d'une baisse du nombre d'avortements dans le pays. En août 2013, les données ont été publiées, d'après lesquelles sur 100 naissances près de 50 avortements avaient eu lieu. D'après les statistiques, plus de 900 000 avortements ont été pratiqués en 2012, cela représentait 49,7 cas pour 100 naissances.
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