Crédit : Itar-Tass
Il y a 20 ans, dans la nuit du 24 au 25 septembre 1993, j'étais assis contre
un mur dans un couloir de la « Maison blanche » de Moscou en attendant mon sort. Des deux
côtés du couloir, à une centaine de pas, des jeunes gens de 25-30 ans, armés de
kalachnikov et en tenue de camouflage, occupaient des postes de combat
improvisés. C'était des combattants de l'Unité national russe d'Alexandre
Barkachov (UNR, un mouvement armé ultranationaliste, ndlr).
J'ai été arrêté vers deux heures du matin, lorsque je m'apprêtais à quitter la « Maison blanche » et à me rendre dans les bureaux de la BBC, pour remettre le
reportage sur le 4e jour des confrontations entre le Conseil suprême de la
République socialiste fédérale soviétique de Russie et le président Eltsine.
Les téléphones portables étaient rares, toutes les lignes étaient coupées dans
le bâtiment du Conseil suprême. Aussi, pour transmettre les informations, je
devais aller jusqu'à la cabine la plus proche toutes les deux-trois heures ou
jusqu'aux bureaux de la BBC, si j'avais une interview avec l'un des
parlementaires en rébellion à transmettre à Londres.
Les quatre premiers jours, je n'avais pas de problèmes. Mais au soir du 25 septembre, des centaines de combattants armés de l'UNR ont occupé les couloirs
du Parlement et ont commencé à introduire de nouvelles règles. « Ah, un
correspondant de la BBC, a dit l'un des combattants en étudiant
l'accréditation qui m'avait été délivrée par le ministère des Affaires
étrangères. Il va falloir te fusiller. Tu es un ennemi. Un ennemi dangereux. »
Personne n'écoutait mes explications, j'ai été fouillé, on m'a pris mon sac
avec mon dictaphone et mes documents, et on m'a dit de m'asseoir contre un mur,
dans le champ de vision de deux combattants. J'y ai passé à peu près une heure
et demie, dans la pénombre des lumières d'urgence. L'électricité avait été
coupée. L'eau aussi, ça sentait fort dans les toilettes.
Vers quatre heures du matin, le combattant est revenu : « Routskoï a dit
de te libérer demain matin. T'as de la chance, pour l'instant, tu restes en vie. » Il m'a amené dans un bureau où, au milieu des papiers éparpillés portant le
logo du Parlement, deux combattants dormaient. Je ne voulais pas dormir. Il a
demandé pourquoi moi, un Russe, je travaillais pour les ennemis, pour les
Anglais. « Les Américains et les Anglais sont les pires ennemis de la Russie.
Ils essaient, depuis des années, de détruire notre modèle social, parce qu'ils
craignent la grande mission orthodoxe de la Russie dans le monde. Ils essaient
de nous pervertir avec leur pornographie et leur libertinage. Vous regardez la
télévision ? Il n'y a que de la pornographie. »
Je ne voulais pas les contredire, j'avais peur, alors je leur ai dit que je n'était qu'un journaliste qui ne comprenait rien à la philosophie. Que mon boulot était seulement de
raconter ce que je voyais. Cela arrivait tout le temps. Danila Galperovitch, le
correspondant de l'agence japonaise Jiji press, a été arrêté trois fois par les
combattants de l'UNR.
A mesure que le dénouement tragique approchait, l'agressivité envers les
journalistes allait croissant : les représentants de chaque camp ne nous
considéraient pas comme des observateurs, mais comme des protagonistes actifs
des évènements. L'agressivité venait souvent même des simples badauds, très
nombreux autour de la « Maison blanche » à cette époque-là. Et même des habitants
des immeubles voisins qui, évidemment, étaient lassés par ce qui se passait
sous leurs fenêtres.
Puis j'ai appris que, contre une somme raisonnable, on pouvait se loger dans un
appartement à proximité des lieux des événements. Des bureaux improvisés de la
CNN, d'ABC, de CBS ont été créés dans plusieurs appartements des derniers
étages des immeubles moscovites. Il existe beaucoup de très bonnes images
de l'assaut lancé sur le grand bâtiment qui, à l'époque, abritait de nombreux
services de la mairie de Moscou, et des confrontations sur les places autour de
la Maison blanche.
Le soir du 3 octobre, l'épicentre s'est déplacé vers le centre de télévision
Ostankino dont tentaient de s'emparer les partisans armés du Conseil suprême.
Dans la foule d'assaillants, il y avait plus d'une centaine de journalistes.
Les soldats des forces spéciales ont immédiatement ouvert le feu à partir des
toits du centre. Je me rappelle : j'ai vu, à deux cent mètres à peine, Zourab
Kodachvili, intermittent de l'agence Reuters, et Stéphane Bentura, correspondant
d'AFP, qui tentaient de relever un autre correspondant de l'AFP, Pierre Celerier.
J'ai essayé de les rejoindre, mais la foule m'en a empêché. Plus tard, j'ai
appris que Celerier avait été blessé, la balle l'a frappé dans le dos, sous le
gilet pare-balles. Rory Peck, intermittent de la chaîne allemande ARD, et Ivan Scopan, de la chaîne française TF1, sont morts ce jour-là également. Peck était un garçon
sociable, tout le monde avait des relations amicales avec lui. Il a visité
presque tous les lieux de conflit de l'ex URSS armé de sa caméra.
Après une nuit blanche, la plupart des journalistes sont revenus à la « Maison blanche » : nous avons reçu l'information qu'à l'aube, elle serait prise
d'assaut. Et en effet, à six heures du matin, une rangée de tanks est arrivée
depuis l'avenue Koutouzovski Prospekt. Ils ont ouvert le feu. Vers midi, après une dizaine
de dépêches téléphoniques, je tombais de fatigue. Soudainement, je me suis
rappelé qu'un ami américain louait un appartement au dernier étage d'une des
tours du Novy Arbat. Paul Khlebnikov, correspondant de Forbes, campait devant
la fenêtre dans l'appartement de mon ami. Nous avons passé plusieurs heures
devant la fenêtre comme devant une scène théâtre, en silence. Parfois, il
prenait des notes dans son carnet ; j'allais toutes les demi-heures dans la
cuisine pour transmettre mes dépêches téléphoniques. La Maison blanche était
juste sous nos yeux. Vers trois heures de l'après-midi, le Novy Arbat était
rempli de blindés. Des gens armés de fusils et de mitrailleuses ont commencé à
émerger sur les toits ici et là. Les blindés ont ouvert le feu sur les toits.
Soudainement, nous avons entendu des tirs sur notre propre toit. Nous sommes
sortis de l'appartement, nous sommes jetés à terre. À ce moment, une
balle a brisé notre fenêtre, a ricoché du plafond au sol carrelé et les bris du
carrelage m'ont blessé au front. J'ai commencé à saigner. Une porte voisine
s'est ouverte et les voisins nous ont appelés à rentrer. Un homme, une femme et
un garçon de six à sept ans étaient assis dans le couloir, la partie la plus
protégée de l'appartement. Quand nous nous sommes amassés dans ce couloir, le
petit a vu le sang et s'est mis à crier : « Maman, ils ont tué le monsieur,
ils l'ont tué ! » J'ai répondu aussitôt, presque machinalement : « Mais non, ils ne
m'ont pas tué, j'avais bu, j'ai glissé et suis tombé. » Le petit a souri.
Khlebnikov a dit : « ça y est, c'est la fin du pouvoir soviétique ». Fils d'un
émigré russe, descendant du décembriste Pouschine, quelques années plus tard,
il est revenu en Russie en tant que rédacteur en chef de l'édition russe de
Forbes. Il a été assassiné dans la nouvelle Russie, la Russie post-soviétique.
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