En apparence, l’affaire est réglée. Les sanctions sectorielles de l’Union européenne (UE) contre la Russie, qui arrivent à expiration fin juillet, seront reconduites lors du prochain sommet des chefs d’État et de gouvernement prévu les 28 et 29 juin. En retour, Moscou prorogera ses mesures de rétorsion, en particulier l’embargo agro-alimentaire. Pour autant, les choses ne sont plus figées. Si le dossier ukrainien est loin d’être résolu et si la crise diplomatique entre la Russie et les Occidentaux risque de laisser des traces profondes, les lignes sont en train de bouger de part et d’autre.
Au sein de l’UE, les divisions, visibles depuis de longs mois mais jusqu’ici surmontées au nom de l’unité (soutenue par quelques coups de téléphone comminatoires de la chancellerie allemande et de la Maison blanche quand elle paraît menacée), s’expriment désormais ouvertement. Schématiquement, on distingue trois groupes de pays. Les partisans d’un renforcement des sanctions : les Polonais et les Baltes, mais aussi la Suède et le Royaume-Uni sont sur cette ligne. C’est également celle promue par le président du Conseil, Donald Tusk, et par une bonne partie de la bureaucratie bruxelloise. Ceux qui, à l’inverse, souhaitent avancer rapidement vers une normalisation des relations avec Moscou : c’est le cas de l’Italie, de la Grèce, de Chypre, de l’Autriche, de la Hongrie et, dans une moindre mesure, de l’Espagne et de la Slovaquie. Enfin, il y a l’Allemagne et la France. De la position des deux co-parrains du processus de Minsk dépendra dans une large mesure la position européenne. Or, le débat évolue rapidement à Paris et à Berlin.
L’idée de sortir du « tout ou rien », de privilégier une approche « pas-à-pas » (par exemple, de lever une partie des sanctions au cas où Moscou « jouerait le jeu » et contribuerait à l’organisation d’un scrutin « présentable » dans le Donbass) fait son chemin à Berlin. Pas seulement chez les socio-démocrates, soucieux de ne pas isoler Moscou et de ne pas enterrer l’héritage de l’Ostpolitik, mais aussi dans les services d’Angela Merkel si l’on en croit l’hebdomadaire Spiegel. À ce stade, une levée pure et simple des sanctions n’est pas envisageable ; mais une certaine exaspération apparaît à Paris et à Berlin quant aux blocages du processus dus à la partie ukrainienne. L’analyse qui est faite est que les responsabilités sont partagées entre Moscou et Kiev. Préserver l’unité lors du sommet de Bruxelles fin juin voudra sans doute dire faire glisser le curseur et trouver des compromis. La visite de Jean-Claude Juncker au Forum économique international de Saint-Pétersbourg à la mi-juin, quasi concomitante à l’annonce de la requalification de la Russie de « partenaire stratégique » en « défi stratégique » de l’UE, traduit cette quête de nouveaux équilibres.
On observe moins de flottements côté russe. Estimant que ses intérêts stratégiques sont en jeu dans le dossier ukrainien, le Kremlin ne lâche rien sur l’essentiel et a déclaré à maintes reprises qu’il ne ferait pas le premier pas d’un processus de réconciliation avec les Occidentaux. Il note une « lassitude sur l’Ukraine » – qui s’est notamment exprimée lors du référendum sur l’accord d’association du 6 avril aux Pays-Bas – et considère que le temps joue en sa faveur. Un éventuel Brexit, les élections à venir aux États-Unis, en France et en Allemagne, sont vus comme autant de jalons pouvant ouvrir la voie à des scénarios plus favorables aux intérêts russes. En attendant, Moscou continue de miser sur le réchauffement des relations bilatérales avec un certain nombre d’États membres de l’UE, en particulier la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Finlande et la France (plusieurs grands patrons ont été reçus le 25 mai par Vladimir Poutine, ce dernier étant attendu à Paris en octobre à l’invitation de François Hollande).
Au-delà du dossier des sanctions et des échéances politiques des prochains mois se pose la question de l’avenir des relations entre la Russie et le reste du continent européen. L’une des conséquences les plus significatives de la crise ouverte en 2014 est que l’idée d’une convergence, d’une réunification – en d’autres termes, d’une « maison commune » européenne chère à Mitterrand et Gorbatchev – n’est plus à l’ordre du jour pour au moins une quinzaine d’années. En Occident, les partisans du containment, voire du roll back de la Russie aux confins de l’Eurasie ont le vent en poupe. En Russie, les forces favorables au repli sur soi, au rejet de toute influence occidentale donnent le ton dans le débat public et dans les cercles de pouvoir. Cette tendance est-elle durable ? Beaucoup dépendra, d’une part, des conclusions qui seront tirées à Moscou de la séquence actuelle. Ainsi que le soulignait récemment le politologue Dmitri Trenine, c’est tout le cadre conceptuel de la politique étrangère russe, ses priorités et leur articulation qui doivent être repensés.
L’intégration de l’espace post-soviétique est un échec, l’Europe a perdu son statut de référence centrale, tandis que le « pivot » vers l’Est est plus compliqué que prévu. Les évolutions internes de l’UE – difficilement prévisibles, mais dont on pressent qu’elles s’inscrivent dans un diapason de « possibles » plus large que prévu – et le rapport de forces entre partisans du « cordon sanitaire » et ceux d’une « Grande Europe » seront décisifs. Tout comme la nature des rapports que Moscou et Bruxelles comptent entretenir à long terme avec les États-Unis, acteur extérieur et pourtant omniprésent dans les affaires européennes.
Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe
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