Ne pas lâcher Depardieu

Illustration : Natalia Mikhaylenko

Illustration : Natalia Mikhaylenko

Gérard Depardieu est le premier Français célèbre à avoir pris la nationalité russe : une première historique. Ce geste tout à fait surréaliste est plus profondément sensé et insensé qu’il en a l’air. Pour le comprendre, une immersion dans les tréfonds de l’âme française s’impose.

Illustration : Natalia Mikhaylenko

Gérard Depardieu est le premier Français célèbre à avoir pris la nationalité russe : une première historique. Ce geste tout à fait surréaliste est plus profondément sensé et insensé qu’il en a l’air. Pour le comprendre, une immersion dans les tréfonds de l’âme française s’impose.

L’âme française, tout comme la notre, est contradictoire, mais à sa manière. D’un côté, elle est rebelle, révolutionnaire et caractérielle. C’est une vraie républicaine, à l’image de Marianne. D’un autre côté, l’âme française est ambitieuse, jusqu’à l’orgueil, et peut vite tourner à l’égocentrisme, l’élitisme et au contentement de soi.

Le Français est prêt à défendre les principes démocratiques les plus radicaux, il n’en sera pas moins ravi de se retrouver en compagnie des rois, princes, oligarques, stars hollywoodiennes et autres personnalités influentes. Il n’apprécie pas le pouvoir chez les autres, mais son propre pouvoir lui réchauffe l'âme.

En résumé, le Français est patriote lorsqu’il s’agit de défendre son pays si beau, si plein de richesses artistiques et de sophistication, à l’image de ces beautés mondaines, et il devient fou de rage quand la France commet des impairs, fait des courbettes, par exemple, devant les Etats-Unis, autrement dit, qu’elle n’est pas digne de son statut à la fois divin et voltairien.

Depardieu est le parfait amalgame de ces sentiments dans cette tourmente idéologique. Fils d’un ouvrier communiste qui écoutait Radio Moscou, Depardieu conserve l’image d’une Russie, modèle du communisme international, mue par l’attente d’un bonheur futur. Le communisme à séduit beaucoup de célébrités françaises, de Picasso à Aragon, il était comme une épice rare destinée à relever le plat français.

Aujourd’hui, il n’y a plus que pour Depardieu que la Russie avance en boîtillant vers un avenir meilleur, mais le geste de Depardieu révèle clairement que la France aussi s’est mise à boîter. Elle a élu un président socialiste et a fait le choix, pour répondre aux promesses électorales, de tuer sa poule aux œufs d’or en infligeant aux riches un impôt si élevé qu’il frôle l’absurde. Peu probable que cet impôt ait pu sauver l’économie française mais c’est une question de principe.

Les riches se sont affolés, s’enfuyant dans tous les sens. Depardieu s’est fait prendre à cette affaire d’impôts, qui, d’ailleurs, entre temps, a été annulée, mais qui a révélé une France qui n’était plus ce qu’elle était. Et Depardieu, fils non seulement d’ouvrier communiste mais aussi de mai 68, acteur dans des comédies de mœurs antibourgeoises à souhait et à tendance érotique, l’incarnation par excellence de la « francitude », l’esprit bohème, le joyeux luron, le clown de service, lui aussi, a senti que rien n’allait plus dans le pays.

Il s’est affolé et est tombé dans nos filets, les filets russes. Le Kremlin, justement lassé de tous ces discours sur cette classe intellectuelle qui fuit le régime autoritariste et répressif pour se réfugier à l’étranger, à touché le gros lot dans cette histoire.

Depardieu a porté un sacré coup aux médias français, ostensiblement antirusses. Ces journalistes qui tournaient en dérision les tentatives (certes souvent drôles) de la Russie de devenir un pays civilisé et qui voulaient toucher le cœur du Français, fervent ennemi du despotisme. Et coup de théâtre !

Voyons un peu comment les Français perçoivent la Russie. Pour moi, leurs relations ressemblent au mille-feuille. La couche du dessus est la moins bonne. C’est la couche politique. La France, malgré des périodes de rapprochement avec la Russie, est toujours encline à la considérer comme un empire despotique et menaçant.

La seconde couche est en contradiction avec la première. Les Français connaissent bien et apprécient la culture russe. Voilà pourquoi, Depardieu, dans sa décision, s’est basé sur la culture, faisant référence, par exemple, à Valeri Guerguiev.

La troisième couche, c’est l’immortel mythe de la vieille Russie, avec toutes ces images folkloriques pêle-mêle, comme le faste du Kremlin, le bœuf Stroganoff, le Transsibérien, la balalaïka ou encore le caviar et les beautés russes en kokochnik traditionnel. Tous ces clichés ne cessent d’intriguer Paris.

Quatrième couche : la légendaire hospitalité, l’amitié russe, les toasts et les longs discours, les filles faciles et celles qui le sont moins. C’est la couche positive, accessible même aux journalistes français.

Et puis il y a autre chose, comme un numéro d’acrobatie. La Russie, c’est l’anti-France, dans le bon et le mauvais sens. Elle tient non pas sur ses pieds mais sur la tête, comme dans les tableaux de Chagall. Et c’est la raison pour laquelle elle est si attirante, y compris par son communisme.

Si on ne fait pas attention à la première couche, qu’on la retourne et qu’on apprend à l’apprécier (les Français arrivent bien à aimer le fromage qui pue !), ce qu’a fait Depardieu à grand renfort d’auto-conviction, alors nous avons là un gâteau tout à fait mangeable et même étonnamment bon.

Il ne faut pas lâcher Depardieu. Bien le tenir (dans ses bras ) ! Peut-être va-t-il nous amener le début d’un nouvel ordre et la découverte du bonheur. Il faut tout faire pour ne pas décevoir notre acteur fétiche, il faut astiquer le pays jusqu’à ce qu’il brille, le tailler, le coiffer, planter des buissons de roses, créer (à la barbe de tous) une société civile qui se respecte, lancer dans l’espace un paquet de fusées et de satellites... Sinon, il risque de nous échapper, le bougre !

Paru sur le site d'Ogoniok le 21 janvier 2013.

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