« On veut nous couvrir les mains de sang ! »

La ville d’Izioum, dans la région de Kharkiv. Crédit : AP

La ville d’Izioum, dans la région de Kharkiv. Crédit : AP

La journaliste Marina Akhmedova a passé trois jours dans le camp militaire ukrainien de la ville d'Izioum, dans la région de Kharkiv.

La ville d’Izioum, dans la région de Kharkiv. J’erre le long de la route. J’ai peur d’arrêter un taxi sur le bord de la route. Une voiture avec des policiers me dépasse sans s’arrêter. Un véhicule blindé arrive. Il s’arrête au bord du trottoir, la porte s’ouvre. Un militaire ukrainien passe la tête, m’invite sèchement à m’asseoir. Devant, deux autres militaires sont assis. L’un d’eux retire son casque et me le tend.

Le véhicule entre dans le camp militaire et s’arrête net devant une tente où les appelés et les combattants d’auto-défense du Maïdan se pressent. Sur la gauche, plusieurs blindés (sur l’un d’entre eux flotte le drapeau ukrainien). Derrière, un hélicoptère. Un homme en survêtement passe près de la tente.

« C’est Rudnitski, désigne l’homme des forces spéciales. Le « Kerivnyk » des OAT (commandant des opérations antiterroristes). Un con. Ses appelés ont été réduits en miettes ce matin et lui continue de cuver son vin. Il s’en fout de ceux qui meurent. Il est lieutenant-général à la retraite. Toute sa vie, il a commandé des troupes internes. Rustre au possible ». Il balance : « prenez cette route, jusqu’au checkpoint. Une fois là-bas, abattez le garde ». Nous, on répond : « d’accord. Mais vous êtes sûr que ce sont des séparatistes ? » - « Non. C’est un checkpoint, donc ce sont nos ennemis. Et arrêtez avec vos questions stupides ! Allez et tirez ! » - « Non, lieutenant-général, si c’est ce que vous voulez, allez-y vous même et tirez ».

Je demande : « Vous avez le droit de refuser d’obéir à un ordre ? »

« On s’en fout. Qu’est-ce qu’on risque ? Se faire virer de cette guerre ? On essaie de lui expliquer qu’il existe deux façons de mener un combat : avec un cerveau ou avec la supériorité du nombre. Lui, il a choisi le nombre. C’est à dire les pertes humaines. Nous, on propose quelque chose de plus professionnel. Mais pour cela, on a besoin d’argent. Mais ce type, qui ne sait que boire, a peur de passer un coup de fil là-haut et demander de l’argent pour remplir sa mission. Là-haut, ils lui demandent régulièrement : « Pourquoi est-ce qu’on t’a choisi ? Tu n’y arrives pas ». C’est pour cela qu’il essaie de donner l’impression ».

Je demande : « Comment ? »

« Grâce aux médias. Tu n’as pas entendu les infos hier ? Slaviansk est sous le contrôle des forces de sécurité ».

« Et ce n’est pas vrai ? »

« Bien sûr que non ! Il faut créer un semblant pour rassurer les investisseurs européens, pour qu’ils donnent de l’argent ».

***

Deuxième jour. La même voiture s’arrête près d’une maison. Mon interlocuteur de la veille se dirige rapidement vers le pas de la porte. Aujourd’hui, il a enfilé une veste de sport sur son uniforme.

« Aujourd’hui, nous sommes tombés dans une embuscade. J’ai des hommes blessés. Personne ne veut nous écouter ! Il tire le capuchon sur sa tête. Sur son visage pâle, un nez gonflé et une joue éventrée. - Ils veulent nous obliger à obéir à leurs ordres stupides ! Mais ils ne nous auront pas! Nous sommes des gens qui pensons et réfléchissons. Eux, après, montent dans leur avion et s’en vont, et c’est nous qui portons toute la responsabilité », raconte-il.

Je lui demande : « Tu es toujours prêt à tirer ? »

« Sur les gens armés, oui. Si des gens qui n’appartiennent à aucune structure officielle saisissent des bâtiments administratifs, nous les prévenons : « Les gars, ici il y a les forces armées. Nous vous donnons vingt minutes. Sortez les mains en l’air ! Vous êtes couvert par la loi d’amnistie annoncée par le gouvernement ». Si vous ne nous obéissez pas, dans vingt minutes, vous serez automatiquement considérés comme hors-la-loi et nous commencerons l’assaut du bâtiment ».

« Tu as déjà tiré aujourd’hui, non ? »

« Non », répond-il doucement. Tout devient clair : aujourd’hui, il a tiré.

Nous nous taisons. Le temps s’égrène.

Je reprends : « J’ai parlé aux locaux. Quatre-vingt dix pour cent de la population est contre vous. Qu’est-ce que vous cherchez : à obtenir un territoire sans population ou à garder la population ? Vous ne pouvez pas vous débarrasser de quatre-vingt dix pour cent de la population ».

« Je le comprends chaque jour de plus en plus… Ces gens ne sont jamais allé plus loin que l’Ukraine de l’Est. Ils ne peuvent comparer avec rien. Ces sont des gens pauvres, délaissés et apeurés par le phénomène exagéré du Pravy sektor (« Secteur droit », le groupe d'extrême droite). Que la situation pourrisse, je ne dis pas, je veux juste qu’il y ait la stabilité… Et tous les moyens politiques pour résoudre le problème n’ont pas encore été épuisés. Personne n’a encore parlé avec les gens. Pas un seul politique n’est venu ici. Ils ne viennent pas à leur rencontre, ils ne viennent pas à notre rencontre ».

***
Troisième jour. Je coupe à travers des petites cours sombres. Je ressors sur une route éclairée. Les habitants se retournent sur mon chemin. Les lampadaires s’allument. J’accélère le pas pour rejoindre la voiture. La porte s’ouvre. Je m’assoie sur la banquette sombre. Je n’aperçois pas son visage.

« Nous sommes tombés dans une embuscade. Comme tout est mal planifié ! il éteint la petite lumière. Sa voix fatiguée résonne dans la pénombre : J’ai d’abord pensé qu’on pouvait mettre cette médiocrité sur le compte de la direction, mais je comprends désormais qu’ils ont placé ce type d’homme exprès pour qu’ils soient incapables de construire quelque chose. Maintenant, j’ai compris  à quoi on servait ».

Je demande : « A quoi ? »

« A avoir du sang sur les mains ».

« Et vous, vous en avez ? »

« Non, répond-il. A sa voix, je comprends une fois de plus qu’il ment. Nous n’avons ouvert le feu que pour nous défendre ».

« Quitte cette guerre ».

« Je suis oppressé par le poids de la trahison ».

« C’est-à-dire ? »

« La trahison de ceux qui tiennent un tout autre discours. Ceux qui doivent aider plutôt que trahir. Nous travaillons à rétablir l’ordre constitutionnel. Mais nous n’avons pas le temps de prendre notre blindé, qu’on nous a déjà vendu ».

« Qui vous a vendu ? »

« Les nôtres. C’est une certitude ».

***

Ils s’en vont. Et ils ne sont pas tout seuls. Ils s’en vont avec leur unité d’élite, refusant de tirer sur quiconque. Ils s’en vont, déclarant qu’il leur est impossible de distinguer clairement les civils pacifiques des mercenaires. Ils s’en vont, exigeant une base juridique pour la présence des forces spéciales dans la zone de l'opération anti-terroriste.

« Nous n’avons pas le droit d’exécuter des ordres criminels, déclarent-ils. L’expérience des « Berkout » (police spéciale dépendant du ministère de l’Intérieur ukrainien, chargée de l’évacuation de l’EuroMaïdan. A été dissoute par Arsen Avakov pour motif de « complet discrédit auprès du peuple ukrainien », Ndlr) a montré que les hommes qui exécutent les ordres sont désignés comme les responsables, alors que leurs dirigeants disparaissent ».

Quelques jours plus tard, mon interlocuteur m’envoie un message : « ils nous font du chantage. Ils nous obligent à nous rendre sur un nouveau lieu de conflit, mais en réalité nous servons de chair à canon. En clair, la tactique c’est : « soit vous y allez, soit on vous fusille. En sachant que toute demande de rééquipement est ignorée. Et le pire, c’est que la loi martiale n’est pas prise en compte ».

A l’heure actuelle, ce combat, comme bien d’autres en Ukraine, font l’objet d’une enquête.

Version intégrale du reportage (en russe) publiée sur le site d'Expert on-line

 

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