Boulangeries Wolkonsky : «Redonner des racines aux Russes»

Stéphanie Garese.

Stéphanie Garese.

Kommersant
Offrir aux Russes le meilleur de la qualité française et leur faire redécouvrir le plaisir du travail manuel, tels sont les objectifs que s’était fixés Stéphanie Garese, fondatrice de boulangerie Wolkonsky en Russie et en Ukraine. Dans un entretien à RBTH, cette femme d’affaires française et mère de six enfants évoque son business en Russie, son amour pour ce pays et le pain.

D’abord, pourquoi la Russie ?

Par hasard. La Russie est un pays où peu de gens voulaient partir en 1992-1993 lorsque mon mari devait choisir un service militaire en coopération à l’étranger. A ce titre, il avait plus de chance d’être accepté. Je suis arrivée pour la première fois fin 1992… et  j’ai eu l’impression d’arriver enfin chez moi, j’avais 24 ans. C’était une période très critique en Russie. Les gens étaient en colère. Profondément. Ils étaient aux aguets et impatients de vivre. Ils étaient à l’écoute des signes de changements, avides de nouveauté. Cela me subjuguait.

Pourquoi le pain, car vous êtes juriste de formation...

J’avais besoin de créer une source de revenu indépendante de celle de mon mari. Et à Moscou, il n’y avait pas de boulangerie artisanale au sens français du terme.

Mon objectif était double et il n’a pas changé : je voulais offrir aux Russes la possibilité d’avoir accès au meilleur de la qualité française. A l’époque les Occidentaux qui ouvraient une entreprise en Russie proposaient aux Russes du second choix, du bas de gamme… très cher.

Mon second objectif était de valoriser le travail manuel. Et, à travers la revalorisation d’un savoir-faire simple et respectueux,  de nourrir sainement le sentiment de fierté si propre aux Russes. Depuis le début nous avons cherché à asseoir notre travail sur des bases russes. En atelier, nous travaillons des recettes traditionnelles de pains blancs, gris  et noir avec des ingrédients et des savoir-faire russes, mais en respectant un mode de production artisanal qui privilégie la qualité.

Histoire

La famille des princes Wolkonsky est issue de la dynastie des Riourikides qui comprend Serge Wolkonsky, directeur des théâtres impériaux, Michel Wolkonsky, chanteur d’opéra, ou Léon Tolstoï, dont le grand-père, Nicolas Wolkonsky est un des personnages de son roman Guerre et Paix.

C’est pour cela que vous avez choisi le nom d’une famille aristocrate russe pour votre marque ?

La princesse Wolkonsky nous a donné l’autorisation d’utiliser ce nom. Son fils a monté le projet avec nous au début. Comme nous avions l’intention d’ouvrir en Russie et en Ukraine, le nom des Wolkonsky, connu à toutes les générations dans ces deux pays, s’y prêtait à merveille.

Avez-vous rencontré des difficultés ?

Multiples. D’abord la boulangerie est un métier très technique où le chiffre d’affaire s’acquiert à coup de tous petits montants (environ 80 roubles actuels). Cela suppose une compétence pointue en comptabilité, de bonnes qualités de  gestion, de même qu’une grande constance d’attention portée à l’ouvrage. Ensuite, peu de métiers artisanaux  demandent un tel niveau d’investissement de départ. En boulangerie, il faut d’emblée mettre sur la table beaucoup d’argent pour acquérir le matériel d’équipement (mixeurs, fours, chambre de refroidissement…), et immobiliser l’espace nécessaire au travail et au stockage. En outre, le niveau des dépenses courantes est élevé car nous avons besoin de beaucoup d’électricité pour faire fonctionner les moteurs. Nous avons rencontré une petite difficulté supplémentaire en Russie avec l’obligation d’achat au départ des kilowatts-heures. Cela a augmenté considérablement nos coûts d’investissements initiaux.

Un des problèmes principaux était lié à la situation particulière du marché immobilier russe. À Moscou, les surfaces proposées étaient gigantesques et non appropriées à ce qui nous était nécessaire.

Dans une boulangerie Wolkonsky à Moscou. Crédit : Antonio Fragoso

Au niveau du personnel, a-t-il été facile de trouver des gens qualifiés et compétents ?

Pas du tout, il a fallu former des équipes. Nous avons d’abord embauché des maîtres boulangers et pâtissiers français, dont il a été nécessaire de renforcer les capacités de management, puis des chefs-boulangers russes dont la formation était assez étrangère à nos besoins. Après, il a fallu faire en sorte que tous se comprennent. Beaucoup de formations (sur les matières premières, les procédés de travail, les règles d’hygiène, l’appréciation des saveurs et des goûts, l’économie) et de communication ont été nécessaires pour qualifier nos collaborateurs. Il y a eu une grande quantité d’échanges internationaux et des stages en France, en Ukraine et en Russie. Mais même aujourd’hui, c’est difficile de trouver des personnes qui aient assez de caractère pour accomplir correctement ce métier. Être boulanger en particulier est un métier difficile... autant que magnifique.

La clientèle russe était difficile à conquérir ? Le succès s’est-il fait attendre ?

Pas tant que ça. Les Russes comparaient toujours « leurs » produits aux produits du reste du monde. Ils trouvaient toujours leurs produits meilleurs. (Et pour cause, puisqu’on leur vendait toujours de la mauvaise qualité). Mon rêve était  d’entendre les Russes reconnaître nos produits comme un des leurs. C’est arrivé assez vite.  Quand nous avons ouvert notre deuxième magasin, un client russe m’a interpellé pour me féliciter et me dire en aparté que le deuxième magasin était bien, certes, mais moins bien que « le nôtre » : il s’était approprié le magasin comme s’il en était le propriétaire ! J’ai compris que c’était gagné !

Menus

Wolkonsky propose des menus de carême (une spécificité russe) et des plats traditionnels comme les syrnikis (galette de fromage blanc), des bouillies de sarrasin et d’avoine. 

En composant votre menu, vous prenez en compte les habitudes gastronomiques locales ?

Notre souci est de rester à l’écoute des demandes de nos clients. En boulangerie par exemple, les petits gâteaux secs que les Russes prennent plaisir à acheter pour faire leurs pauses café font partie de nos « hits » de vente. Et c’est vraiment propre à la culture russe. Les premières années, nous étions probablement la première boulangerie au monde à en écouler autant.

Je trouve que la palette gustative dans la cuisine russe est bien plus ouverte que la palette occidentale. Quand on part dans les saveurs acides, ou aigres, dans les herbes, dans les baies, on ouvre vraiment une palette gustative très large dont nous essayons de témoigner dans notre cuisine.

Outre les pains traditionnels français, les boulangeries Wolkonsky produisent des pains typiquement russes de farine de seigle ou de sarrasin. Crédit : Antonio Fragoso

Et pourtant, vous importez une partie de vos ingrédients.

C’est une des difficultés que nous rencontrons depuis le début. Pour faire du pain français, à la croûte croustillante, il est indispensable d’utiliser de la farine française. Celle que nous utilisons est d’excellente qualité. Cela n’est pas seulement dû au travail humain, mais aussi au cycle des saisons propre au climat de la France, l’étalement régulier des quatre saisons crée les conditions idéales à la pousse lente de la graine (six à sept mois). Les farines russes et ukrainiennes sont plus fortes en protéine car la nature ne leur accorde que deux à quatre mois pour pousser. Les céréales poussent très vite et très fort dans l’urgence que leur impose mère nature. Or quand la pâte est très forte en protéines, nous ne pouvons pas obtenir  le croustillant d’une baguette. Nos ateliers de production utilisent à peu près 60% de farine française. Ce qui pèse lourd dans l’économie de notre entreprise, surtout dans une période comme celle que nous venons de vivre.

La crise a porté un coup dur ?

Comme nous importons une grande partie de nos matières premières - outre la farine, le beurre utilisé en viennoiserie doit contenir plus de matière grasse que ne peuvent en contenir les beurres russes - l’impact de la crise financière est très dur, mais je suis très fière de dire que nous n’avons  presque pas eu de licenciements économiques, ni en Ukraine au moment de la guerre, ni maintenant en Russie. On ne gagne pas d’argent en ce moment, mais nous tenons le coup, et nous tenons en main un instrument économique stable et souple grâce à la fidélité et la confiance de nos clients.

Repères

A ce jour, 47 pâtisseries, boulangeries, cafés et restaurants Wolkonsky ont ouvert en Russie et en Ukraine. Aux 12 magasins à Moscou, 9 à Saint-Pétersbourg, 7 à Kiev, 2 à Nijni-Novgorod s’ajoutent les franchisés Wolkonsky u Doma (« Wolkonsky près de chez vous » 12 lieux à Moscou, 3 à St-Petersbourg, 2 à Kiev), plus unifiés pour réduire les coûts. 

Les cafés-pâtisseries Wolkonsky u Doma sont de plus en plus nombreuses. Est-ce en raison de la crise que vous privilégiez ce modèle aux boulangeries ?

C’est un moyen d’être plus rentable sans baisser la garde sur la qualité. Dans les Wolkonsky u Doma, nous offrons une ligne de produits plus concentrée. Il y a moins de choix, mais la qualité reste la nôtre. Cela permet de partager les risques parce que la plupart du temps ce sont des  partenaires franchisés qui trouvent les locaux et prennent en charge les travaux d’aménagement. Nos partenaires endossent le risque d’investissement et ça nous donne beaucoup de souplesse. C’est un excellent moyen de répartir les risques.

Vous avez dit que vous importez beaucoup, mais envisagez-vous de produire les ingrédients sur place ?

C’est notre rêve de pouvoir travailler en partenariat avec des agriculteurs russes et ukrainiens. Nous aimerions aussi créer un potager, car nous sommes fascinés par la qualité des fruits et des légumes qui sont proposés en Russie. Le goût et la force des fruits me semblent meilleurs sur les marchés russes que chez nous. Cela vaudrait aussi la peine d’investir dans la minoterie et les moulins pour améliorer la qualité des farines. Il faut réapprendre à sélectionner les bons blés, à ne pas mélanger ceux d’une terre avec ceux d’une autre terre, ceux qui sont bien secs et ceux qui ont reçu davantage d’humidité. Mais l’investissement est colossal. Nous passons au niveau industriel… Et il faut pouvoir s’appuyer sur une stabilité et une confiance économique et politique. Tout ce qui contribue à revivifier les cycles de vie appropriés en Russie nous intéresse.

Crédit : Antonio Fragoso

Outre les boulangeries Wolkonsky, avez-vous d’autres projets en Russie ou ailleurs.

Nous avons ouvert il y a un mois un Club à l’usage de personnes qui voyagent beaucoup, travaillent beaucoup et ont besoin de trouver un endroit où se recharger. Ce n’est pas à proprement parler un espace de co-working, bien qu’il puisse répondre à cette utilisation. On peut y manger, convier des rendez-vous, lire dans la bibliothèque, et profiter du fumoir. Le club s’appelle Kelia et reprend en cela l’objet historique du lieu qui l’accueille.Kelia est le nom des cellules de moines dans les monastères. Or l’hôtel particulier dans lequel est sis le club sur la rue Vozdvijenka était à l’origine un monastère avant d’être acquis par la famille Wolkonsky.

Avec une amie russe, nous avons crée il y a deux ans la boutique Bo Bo. C’est une  petite boutique de vêtements. Nous avons réuni dans cet écrin des bijoux, des dessous chics et ergonomiques, et les remarquables produits cosmétiques. C’est une alternative aux grands malls qui se sont épanouis depuis une quinzaine d’années. Le modèle économique n’a pas encore porté ses fruits étant donné le contexte économique particulier dans lequel nous avons ouvert (deux mois après l’ouverture de la boutique, une crise financière majeure a brisé bien des élans en Russie), mais nous tenons bon pour le moment.

Nous envisageons d’ouvrir Wolkonsky en France, je pense qu’il y a une demande pour des produits russes dans notre pays. Mais il est encore trop tôt pour fixer un calendrier concret. Et je dois avouer avoir moins de facilité à comprendre les ressorts de mes compatriotes français que ceux des mes amis russes.

Et quel est le point commun de tous ces projets ?

Le cœur. C’est ma meilleure ressource.

Quel conseil donneriez-vous à ceux qui rêvent de monter un projet en Russie ?

Il ne faut pas réfléchir, il faut prendre ce qu’il y a de merveilleux à prendre, penser et décider de donner, et à ce moment là : tout va bien.

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