Un entrepreneur russe s’est fixé pour mission de maîtriser les traditions séculaires de fabrication des fromages nobles français et de lancer leur production dans la province russe. Un an d’essais et d’erreurs plus tard, les analogues russes du Valençay et du Saint-Maure-de-Touraine s’affinent dans une izba près de Saint-Pétersbourg.
Pantalon rayé, veste en velours et regard myope par-dessus les lunettes : Sergueï Ostapov ressemble plus à un conférencier qu’à un fromager. « Je ne suis pas un fermier. Je suis un entrepreneur, répète Sergueï en lorgnant sur son portable. Le téléphone vibre sous les appels, les messages et les emails. Au début, je faisais tout moi-même. Je sortais le fumier et trayais les vaches ». Sergueï estime qu’il est impossible de fabriquer un fromage de qualité sans être impliqué dans toutes les étapes de sa production. Il me présente un plateau de fromages fabriqués dans sa ferme : « En France, on voit rarement du Saint-Maure avec une paille dans les magasins. Nous le fabriquons selon la bonne méthode ».
Sergueï n’a jamais mis les pieds en Touraine. Ce sont ses amis qui lui ont apporté un fromage avec une paille, il l’a goûté et a décidé d’en fabriquer aussi : « Je ne parle pas le français. Je consulte les sources américaines et australiennes sur Internet pour me renseigner sur les fromages. Les gens de Danisco nous aident également par leurs conseils. Nous leur achetons les ferments ».Danisco, branche du géant américain de la chimie DuPont, connaît bien cet entrepreneur persévérant et bourré d’ambition. « Imaginez, vous recevez un appel de quelqu’un qui n’a ni compétences ni pratique. Il veut fabriquer des fromages français haut de gamme selon la méthode artisanale en utilisant des ferments +industriels+ et des technologies piochées sur Internet. Je me suis dit qu’il était plus simple de lui donner ce qu’il demandait que de le convaincre d’oublier son idée. Il n’aurait laissé tomber tout seul que quand il aurait échoué », plaisante Svetlana Ivanova, directrice du bureau de Danisco à Saint-Pétersbourg.
« Avant, c’était un champ abandonné », dit Sergueï en pointant une robuste étable en bois. La ferme a surgi sur un terrain vague. Autour, une route de campagne, une forêt et le village endormi de Matoksa, qui a traversé cinq siècles et a connu les Suédois, les Finlandais, les aristocrates de la Russie tsariste et les kolkhozes soviétiques. Aujourd’hui, il accueille les nouveaux fermiers russes. Sergueï entre dans l’étable. L’intérieur est lumineux, propre et « parfumé ». Les vaches nous saluent d’un regard humide. Elles produisent une tonne de lait par jour. Dans l’assortiment de fromages, plus de 20 recettes françaises et italiennes, des analogues de chèvre frais et de camembert en passant par la mozzarella et le pecorino.
Crédit : Derevnia
Pendant huit mois, Sergueï et sa femme Anna, désormais propulsée technicienne en chef de la ferme, ont travaillé afin de construire la fromagerie et de maîtriser les méthodes de fabrication : « Nous avons produit tant de camembert raté ! ». Pourtant, les efforts ont payé. Aujourd’hui, deux ans plus tard, les produits de Derevnia se vendent dans plusieurs dizaines de restaurants et boutiques haut de gamme de Saint-Pétersbourg et de Moscou. « Nos fromages ont été remarqués par le chef de l’hôtel Four Seasons de Moscou David Hemmerlé. Nous en avons livré à l’ambassade de France », raconte Sergueï.
Effectivement, le coût des matières premières russes de qualité est élevé. En Russie, le prix moyen du lait destiné à la production de fromage est de 43 centimes d’euros par litre. Et il y en a très peu ! En Europe, le prix n’a été relevé à 39 centimes que très récemment. « Ceux qui ont beaucoup d’argent emploient des techniciens français. Mais c’est une erreur, explique Vadim, ingénieur chez Danisco pour la région du Nord-Ouest. Les spécialistes étrangers sont surpris de voir qu’un tel lait puisse exister et refusent de travailler en l’utilisant. Nous comprenons qu’il n’y a pas d’autres matières. Aussi nous jouons sur la composition des ferments et modifions les technologies. Et nous parvenons à fabriquer du fromage ».
Devant la chambre d’affinage, Sergueï me barre le chemin. Un petit carré d’observation est aménagé pour les visisteurs, car il faut préserver l’environnement stérile, l’humidité et la température. « L’entrée dans la fromagerie est interdite à quiconque, sauf aux fromagers », explique Sergueï avant de rapprocher l’étagère à fromages. Les fromages ont le même aspect et la même odeur que « là-bas ». Les fondateurs de Derevnia ne le savent pas, car ils n’y ont jamais mis les pieds : « Anna et moi avons visité la France en touristes, sans étudier le travail des fromageries. Nous étions plus intéressés par le vin ».
Sergueï et moi achevons le plateau de fromages. J’ai déjà acheté un Saint-Maure que j’emporterai avec moi. J’hésite maintenant entre un camembert « maison » au chocolat et la Lune de Blanche, créée, comme cela arrive souvent dans le métier, par erreur. « Nous nous sommes plantés sur les ferments pour le roquefort. La moisissure a muté. Cela a donné du blanc à l’extérieur et du bleu à l’intérieur. J’ai décidé de le laisser s’affiner. Aujourd’hui, c’est l’un de nos bestsellers ! ». Sergueï est fier des recettes « maisons » et ne cherche pas à reproduire ce que font « les autres » : « J’ai démarré dans l’univers du fromage tout seul. Les Français ne comprennent pas comment on peut créer quelque chose sans technicien. Ils disent, par exemple, que le Saint-Maure est parfait après 3 à 4 semaines d’affinage. Moi, je ne le trouve pas bon. Nous le faisons différemment. Bon/pas bon, voilà ma principale technologie ».
Crédit : Derevnia
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