Pendant le boom économique des deux premiers mandats du président Poutine, marqués par de longues périodes de croissance à deux chiffres, l’Europe s’est habituée à recevoir des foules de touristes russes. Les destinations allant de Dublin à Istanbul ont bénéficié de cet intérêt, certains endroits étant naturellement plus populaires que d’autres.
Pour les élites russes, Londres et la Côte d’Azur régnaient en maîtres absolus. La classe moyenne préférait des destinations plus abordables en Espagne et en Turquie. En effet, l’afflux touristique russe a dans une large mesure compensé la baisse du tourisme intereuropéen après la crise financière de 2009.
Cannes a longtemps été le terrain de jeu préféré des idoles du cinéma et des têtes couronnées. Cependant, au cours de cette dernière décennie, ce ne sont pas Aga Khan ni les stars d’Hollywood qui y faisaient des vagues, mais les « nouveaux riches » moscovites. En 2015, tout cela a changé et les locaux s’accordent à dire que le nombre de touristes russes a chuté de manière spectaculaire.
Bien sûr, les voitures appartenant aux Russes sont encore visibles, mais pas autant qu’auparavant. Ceci dit, on peut encore croiser des Landcruiser immatriculés à Moscou et des Cayenne pétersbourgeoises. Une Mini Cooper immatriculée à Arkhangelsk a été aperçue garée à la Croisette ce mois-ci. Mais le nombre de véhicules « RU » pâlit désormais par rapport à leurs homologues allemands ou britanniques.
Les boutiques russes qui jonchent les rues de Cannes sont, sans doute, le meilleur baromètre. Le magasin russe du district de Californie est si authentique qu’il pourrait passer pour un « magazin » de Krasnodar. Le propriétaire de la boutique, Marcel, admet que les affaires sont en berne. « Je dirais de 30% environ. Le nombre de visiteurs a chuté considérablement cette année. Toutefois, il y a une large population russe permanente à Cannes, et ils auront toujours besoin de nos services », explique-t-il.
Marcel pense également savoir où ses clients sont partis. « Sotchi. Ils sont principalement à Sotchi. Après tout, c’est ce que veut Poutine », nous confie l’homme d’affaires. « Nous déménagerons peut-être là-bas pour y ouvrir une boutique française », ironise sa femme Tania.
Le sud prospère de la France n’est pas le seul à souffrir : les voyages russes en Turquie ont chuté pour passer de 2 millions à 1,4 million, les séjours en Allemagne ont dégringolé de 30% et les tours en Grèce sont en chute libre, avec une baisse de 54%.
Même les voyages économiques en Bulgarie enregistrent une contraction de 36%. Un peu plus loin, dans les pays comme le Vietnam ou l’Azerbaïdjan, de nombreuses chambres d’hôtel précédemment occupées par les Russes restent vides.
Les chiffres turcs sont particulièrement intéressants. La chute du nombre de touristes russes (- 600 000) a été partiellement rattrapée par les Allemands (+ 200 000), mais cela signifie que même les Allemands riches ne peuvent compenser la perte de chiffre d’affaires du grand partenaire eurasien de la Turquie.
En Espagne, la chute vertigineuse du nombre de Russes (41%) a été entièrement compensée par une hausse de 40% du nombre de jet-setters américains.
Néanmoins, cela ne permet pas de compenser la perte colossale en dépenses. Les Russes dépensent en moyenne 156 euros par jour, le double par rapport aux Américains, plus parcimonieux. Certains pays ont essayé de ruser. L’Egypte, qui a connu ses propres déboires ces dernières années, a proposé d’autoriser les tour-opérateurs russes à payer en roubles plutôt qu’en dollars. La décision intelligente du Caire de protéger le lucratif marché russe a permis au pays de supplanter la Turquie en tant que principale destination pour les touristes russes.
L’Italie, assommée par la chute de 31% du nombre de Russes, se bat elle aussi. L’ambassade italienne à Moscou a lancé un site russophone, La Tua Italia (Ton Italie), qui informe les touristes russes potentiels sur les destinations italiennes. Certaines parties du site sont consacrées à l’Exposition universelle de Milan et aux vols low cost, et proposent même des réductions.
Toutefois, cela semble de peu de secours ; certains acteurs du secteur sont assez pessimistes. « Mon client russe moyen est toujours le même, mais on voit facilement en ville que ce n'est pas comme avant. Mes amis qui ont des boutiques et des restaurants tiennent le même discours ».
« D’après le gouvernement italien, le nombre de clients russes a chuté de près de 80% », raconte l’hôtelier toscan Byron Salvatore Madonna au Guardian. « La baisse du trafic touristique en Europe est encore plus sensible si l’on étudie les chiffres des pays qui ne font pas partie de l’Union européenne », précise Irina Tiourina, porte-parole de l’Union russe des industriels du tourisme (URIT). « Plus précisément, la baisse est de 37% en Norvège, de 28% en Suisse, de 14.5% au Monténégro et de 11% en Serbie ».
Les chiffres de l’URIT confirment une évidence, tant anecdotique qu’officielle. La filière russe du tourisme n’avait jamais connu une chute aussi brutale. Pas même en 1998, quand le pays a fait défaut sur ses dettes extérieures, ni en 2009, quand l’économie mondiale s’est effondrée. Les baisses de ces années s’élevaient à 24% et 23% respectivement. Les agences de voyages restent toujours populaires en Russie, principalement à cause des restrictions de visa. Le concept de voyage DIY version Ryanair ne s’est pas encore généralisé. La crise actuelle menace des milliers d’emplois.
Entretemps, les destinations russes affichent des années fastes. Vladivostok et Sotchi accueillent les touristes qui, auparavant, exigeaient les plages de Thaïlande et de Marbella. « Les Russes ont commencé à voyager dans leur propre pays et ont découvert que cela n’était pas si effrayant que ça », remarque Irina Chtchegolkova de l’agence publique Rosturism. Dans le même temps, la Crimée affiche un été assez complet, sachant que la péninsule est effectivement fermée à ses marchés historiques en Ukraine et en UE. L’anneau d’or qui entoure Moscou a également bénéficié du patriotisme des Russes qui délaissaient les plages pour des parcours culturels.
Les voyagistes sont confrontés à un autre problème : à partir du 14 septembre, tous les Russes devront soumettre leurs empreintes digitales pour obtenir un visa Schengen. Cela ne contribuera pas à soutenir les destinations touristiques européennes souffrantes. La crise du rouble signifie que le pouvoir d’achat des Russes à l’étranger a été, plus ou moins, divisé par deux. Si les sanctions occidentales contre la Russie perdurent et les prix mondiaux du pétrole patinent de façon durable, le nombre de touristes russes n'est pas près de retrouver son niveau d’avant la crise.
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