Les commerçants, petites entreprises et expatriés de la classe moyenne russes font partie des victimes de l’effondrement de Chypre

Effets de la crise : À Chypre, beaucoup sont descendus dans les rues pour protester contre la fermeture des banques pendant deux semaines et les « coupes » dans leurs épargnes. Crédit : Getty Images

Effets de la crise : À Chypre, beaucoup sont descendus dans les rues pour protester contre la fermeture des banques pendant deux semaines et les « coupes » dans leurs épargnes. Crédit : Getty Images

Même si tous les épargnants russes, des particuliers aux grandes boîtes et institutions en passant par les petites entreprises, ont souffert de la crise financière à Chypre, les plus affectés sont les milliers de Russes vivant de façon permanente sur l’île méditerranéenne. Et ce ne sont pas les oligarques mais les entrepreneurs de la classe moyenne qui ont été le plus touchés par la crise et les « coupes » sur les dépôts de plus de 100 000 euros.

« Mon entreprise est plus morte que vivante », explique Anton, 32 ans et propriétaire d’une chaîne de distribution de produits alimentaires à Limassol.

« J’ai eu l’imprudence de garder tout l’argent de la société à la Banque de Chypre ». Voilà une histoire trop courante parmi les 30 mille à 50 mille Russes de la classe moyenne vivant et travaillant à Chypre, principalement des hommes d’affaires, des cadres, ainsi que des épouses et petites amies de citoyens chypriotes.

Le plan de sauvetage de dix milliards d’euros annoncé le mois dernier, en échange de la fermeture par Chypre de la banque Laiki, deuxième plus grande du pays, prévoit le prélèvement des dépôts non assurés et de peut-être 40% des dépôts non assurés de la Banque de Chypre, dont beaucoup appartiennent à de riches citoyens d’autres pays, notamment des Russes. Les épargnes assurées de 100 000 euros ou moins ne seront pas touchées.

Les mesures devraient avoir un impact très limité sur les oligarques russes : grâce à la structure complexe de leurs holdings enregistrées dans les paradis fiscaux du Pacifique et des Caraïbes, ainsi qu’aux plans ingénieux de répartition des actions, leurs fonds ne représentent qu’une partie infime des dépôts dans les banques de l’île. Ce sont, au contraire, les petites et moyennes entreprises qui ont le plus souvent été prises au dépourvu.

Gueorgui, 52 ans, propriétaire de magasin à Limassol, affirme que sa société ne marche pas bien depuis la dernière crise financière de 2008. « Nous avons pensé à vendre la boîte car les entrées couvrent à peine les dépenses. Nous avons même connu des pertes le mois dernier ». Comme d’autres Russes interrogés, Gueorgui n’a pas souhaité révéler son nom de famille, les hommes d’affaires russes ayant du mal à parler aux medias. « Je ne sais pas comment je vais payer mes fournisseurs, le loyer et les factures… Nous avons beaucoup moins de clients, et même eux n’achètent que le strict nécessaire ».

Dans ce contexte, les Russes de Chypre ont été autant affectés que les citoyens locaux. Or, les entrepreneurs des PME russes emploient principalement des Chypriotes. Alexandre, 40 ans, directeur général d’une compagnie de transport maritime, explique ainsi que la majorité de ses 80 employés chypriotes (personnel opérationnel, spécialistes de la logistique et comptables) seront probablement virés ou devront accepter une baisse substantielle de leurs salaires.

« La société tourne toujours et nos bateaux continuent à transporter des fertilisants, mais nous n’avons plus de capitaux », regrette Alexandre. « Indignation, horreur et désolation prédominent ».

L’autre sentiment qui règne est évidemment la colère. Les hommes d’affaires russes ont du mal à croire que les autorités chypriotes et européennes aient pu comploter pour mettre la main sur l’argent des épargnants, et ce d’une manière difficilement imaginable dans leur pays d’origine. « Il s’agit tout bonnement d’expropriation dont je pensais que seuls les bolchéviques étaient capables », fulmine Anton. « Il s’agit tout simplement de vol organisé, messieurs ».

L’économie chypriote dépend depuis des décennies des services financiers et du tourisme. Avant que les Russes n’arrivent à Chypre dans les années 90, de riches expatriés de Beyrouth y avaient trouvé refuge pour fuir la guerre civile au Liban. Une fois les Libanais rentrés chez eux, leur place a été prise par les entrepreneurs russes cherchant à échapper à la férocité de l’économie russe des années 90, tout en trouvant un régime fiscal et un climat d’affaires plus prévisibles.

Depuis lors, les Russes participent grandement à l’économie de l’île, les sociétés, propriétaires et touristes russes devenant même indispensables. Tout cela est cependant menacé depuis que le pays fait face à probablement des décennies d’austérité et de difficultés économiques.

Les firmes offrant des services financiers étaient devenues un pilier de l’économie grâce aux bas impôts sur les sociétés et au système juridique calqué sur celui de la Grande-Bretagne. Elles sont maintenant confrontées aux retombées de la crise, raison pour laquelle les Russes et d’autres investisseurs cherchent à placer leur argent ailleurs.

Marina, 35 ans, cadre dans le secteur des services de gestion, indique que ses clients réduisent leurs activités à Chypre pour les rediriger vers des États comme « Dubaï et d’autres offshores. Nous conseillons à nos clients de quitter leurs sociétés sur l’île et de garder leur argent dans d’autres pays, de préférence hors de l’Union européenne ».

Elle ajoute que son bureau est pris par un vent panique. « Nous travaillons jusque tard, souvent sans même prendre de pause pour manger », raconte-t-elle. « Notre patron est au téléphone jour et nuit, répondant aux appels des clients qui demandent quand ils pourront retirer leur argent des banques locales. Tout le monde comprend que la première vague de « coupes » pourrait être suivie d’une seconde, et ainsi de suite ».

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Larissa, comptable dans une société d’investissements, partage ce point de vue. « La possibilité d’effectuer des transactions directes et rapides avec l’Europe et les États-Unis est primordiale pour nos clients. Les banques chypriotes ont perdu la confiance des investisseurs. Les gens vont transférer tout ce qu’il reste sur leurs comptes vers d’autres pays, sans doute en dehors de la zone euro, au Moyen-Orient et en Asie ».

Larissa a également peur que le « plan de sauvetage » de Chypre, qui prévoit de toucher aux économies des épargnants, serve de modèle pour d’autres États. « Qui peut garantir que les banques maltaises, luxembourgeoises ou néerlandaises ne seront pas les prochains « cobayes », aux dépends de la population », met-elle en garde.

Même si le Kremlin s’est dit outré par le fait qu’on touche aux épargnants russes, il n’a pas pris de mesures : il a simplement souligné la stabilité du régime fiscal russe et a demandé que les banques russes présentes sur l’île ne soient pas affectées. En retour, Moscou s’est dit prêt à restructurer le prêt d’1,9 milliard d’euros à Chypre.

« Nous allons restructurer l’emprunt en tenant compte de nos intérêts. Nous voulons que la Banque commerciale russe, filiale de la banque publique VTB, travaille dans des conditions normales », a déclaré Anton Silouanov, ministre russe des Finances, en marge d’une réunion du G20 rassemblant les responsables des finances à Washington. « Cela ne nécessite pas un renflouement ou un soutien financier. L’argent de nos entreprises a été gelé. Nous souhaitons juste que cet argent arrive à ses destinataires ».

Tous les entrepreneurs russes de l’île n’ont pas été affectés par ces événements. Certains possèdent en effet des comptes dans différents endroits, et ne sont à Chypre que pour la qualité de vie.

Vladislav, 47 ans et propriétaire d’une entreprise pharmaceutique, affirme que sa firme est basée en Russie. « J’ai ramené ma famille sur l’île pour la sécurité et le beau temps. Nous sommes heureux dans ce pays. Je n’ai gardé que quelques milliers d’euros à la Banque de Chypre ».

Il voit toutefois les effets de la crise sur la population. « Les magasins et cafés ferment les uns après les autres », s’inquiète-t-il.

Certains Russes sont sur le point d’abandonner leurs activités sur l’île. « Je n’ai pas envie de quitter Chypre, mais il se peut que je n’aie pas d’autre choix », ajoute Alexandre.

Quant à Gueorgui, il pense à fermer. « Si la situation ne s’améliore pas dans les prochains mois, nous devrons abandonner ce travail », dit-il. « J’accepterais n’importe quel job juste pour nourrir ma famille ».

Les déclarations :

« Injuste, non professionnel et dangereux » (pour décrire le projet initial de l’UE visant à lever une taxe sur les épargnants, plan rejeté par le parlement chypriote). « La pression croissante exercée sur les investisseurs étrangers dans les institutions financières de vos États est une bonne chose pour nous. Ceux qui ont été affectés, offensés et effrayés (pas tous, mais beaucoup d’entre eux) devraient, nous l’espérons, se tourner vers nos institutions et placer leur argent dans nos banques. Je suis même content, dans une certaine mesure, car ces événements démontrent à quel point les investissements dans les institutions financières occidentales peuvent être risqués et dangereux ».

Vladimir Poutine, président russe

 

« Parlons de ce qu’il se passe à Chypre. Le vol des biens volés continue apparemment ».

(Référence à un commentaire de Vladimir Lénine après la Révolution de 1917 pour justifier l’expropriation des biens « capitalistes » par les bolcheviques)

Dmitri Medvedev, premier ministre russe

 

« Cette situation est un signal positif à ceux qui sont prêts à ramener leur argent en Russie et dans les banques russes. Nous disposons de banques très stables ».

Igor Chouvalov, premier vice-premier ministre

 

« Je n’ai pas de doutes sur les intentions de l’UE de voler les épargnants chypriotes. Il y a beaucoup d’argent sale (souvent russe) sur l’île, et les banques européennes désirent garder cet argent pour elles. Ce n’est pas une guerre contre l’argent sale, mais une guerre pour l’argent sale ».

Ioulia Latynina, correspondante, Novaïa Gazeta

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