Et durant tout ce temps, la caméra de Lioubov Arkous et de son technicien Alicher Khamidkhodjaev n’a pas seulement suivi Anton, elle l’a transformé. Source : kinopoisk.ru
La première d’ « Anton est ici, tout près », de Lioubov Arkous, a eu lieu lors de la 69e Mostra de Venise, qui s’est tenue en septembre 2012. Un mois après la vibrante ovation que lui ont réservée le public et la critique, le film, qui retrace l’histoire d’un jeune autiste russe issu d’une famille malheureuse, est sorti en salle dans toute la Russie. Aujourd’hui, la réalisatrice a pris le temps d’expliquer à ses compatriotes qu’Anton est plus proche d’eux que de n’importe qui d’autre.
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Des enfants autistes comme Anton, il y en a beaucoup en Russie. Bien qu’il n’existe aucun chiffre précis, on peut supposer que la Russie en compte environ 200.000. On assiste d’ailleurs à la création de fonds de charité et d’associations sans but lucratif destinés à soutenir les autistes. Le sujet est plus que jamais d’actualité.
L’idée du film « Anton est ici, tout près » est née il y a quelques années. Lioubov Arkous, la célèbre cinéphile et rédactrice en chef du magazine Séance (l’un des magazines consacrés au cinéma les plus influents en Russie), est tombée sur un texte, qu’un enfant n’aurait, d’ordinaire, jamais rédigé :
« Les gens peuvent être gentils, joyeux, tristes, bons, braves, reconnaissants. Il y en a des grands, des petits…
Les gens rentrent à la maison. Les gens vont au magasin. Les gens jouent du piano. Du piano droit ou du piano à queue. Les gens jouent de l’harmonica. Les gens vont à Plékhanov [L’Université russe d'économie Plekhanov, ndlr]. Les gens souffrent. Ils deviennent porteurs d’eau. Des porteurs d’eau. Les gens, on les trouve dans les bateaux, dans les avions, dans les bus, dans les trains, dans les trams, les voitures, les hélicoptères, dans les grues, dans les moissonneuses-batteuses. Les gens, on les trouve dans les maisons, dans la chambre, la cuisine, dans un appartement, dans une batterie d’artillerie, dans le corridor, dans la salle de bain, dans la douche, dans la baignoire…
Les gens se pressent. Ils jurent. Ils sont joyeux. Sérieux. Les gens jouent du tambour et font un bruit monstre. Ils restent bien coiffés. Ils se perdent. Il y a des roux. Les gens ne sont pas vides à l’intérieur. Ils s’écorchent. Ils réparent des maisons, des granges. Les gens patientent. Ils dessinent, ils écrivent. Ils aiment la forêt. Ils fendent du bois, ils scient du bois, ils se chauffent. Et puis les gens se disent bonjour aussi, ils parlent, ils sautent, ils courent. Les gens ne sont pas éternels. Les gens volent ».
Ce texte a fait le tour sur la toile et s’est retrouvé dans le livret de l’opéra de Sergueï Nevski Autland (un opéra pour six solistes, un chœur de chambre et des instruments électroniques, composé à partir de textes écrits par des autistes). Cette suite de mots, si simple et superficielle au premier regard, a touché Lioubov Arkous en plein cœur. Elle s’est mise à la recherche du garçon qui a écrit ces lignes et a trouvé Anton. Ou bien Anton a trouvé Lioubov (le prénom « Lioubov » en russe signifie « amour »). L’auteur du texte est donc Anton Kharitonov, un garçon de dix ans atteint d’autisme. Abandonné par son père, il a grandi dans un appartement délabré de la banlieue pétersbourgeoise avec sa mère, qui tente de sauver son fils malade avec un salaire dérisoire et une pension d’invalidité de 200 €.
« Ce que vous voyez dans le film, c’est un cas clinique d’autisme. L’autisme d’Anton est très profond. Il s’est empiré avec le temps. Personne ne lui a jamais dit qu’il s’agissait d’autisme. On lui a dit qu’il avait une déficience mentale, une schizophrénie, et tout un tas d’autres choses encore. Mais l’ « autisme », jamais », raconte la réalisatrice. Et de fait, en Russie, on ne pose pas de tel diagnostic. C’est pourquoi les personnes souffrant de cette maladie finissent leurs jours dans des hôpitaux psychiatriques, alors que l’autisme se soigne. De plus, lors du traitement, les autistes peuvent trouver leur place dans ce monde.
« Une sensibilité aussi fine que celle d’Anton, je n’en ai jamais vue », s’accordaient à dire ceux qui ont participé à la réalisation d’ « Anton est ici, tout près ». Ce même sentiment ne quitte pas le spectateur tout au long du film. Ce dernier n’inspire ni pitié, ni fausse compassion, et ne fonde aucune théorie sur les sentiments humains, comme c’est souvent le cas dans les films qui traitent des handicapés physiques et mentaux.
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Le film soulève la question suivante : « peut-on traiter différemment les handicapés mentaux ? » et y répond par la négative. En effet, « les gens rentrent à la maison, les gens vont au magasin. Les gens s’inquiètent. Les gens fument, ils pleurent, ils rient. Les gens souffrent ». Et Anton souffre. Il souffre quand on l’ignore. Il souffre quand on l’envoie en neuropsychiatrie. Il souffre quand on le chasse. En quatre ans, il est passé par de nombreuses instances.
Et durant tout ce temps, la caméra de Lioubov Arkous et de son technicien Alicher Khamidkhodjaev n’a pas seulement suivi Anton, elle l’a transformé. A un moment, le jeu d’acteur a commencé à plaire au jeune garçon. De toute sa vie, le tournage est peut-être la première occasion où on lui a témoigné du respect et de l’intérêt.
Le garçon n’a pas été uniquement filmé par le caméraman, ou un bénévole, mais aussi, et surtout, par lui-même. Tout d’abord, on observe Anton d’un point de vue spécifique, ensuite, on regarde le monde à travers ses propres yeux. Anton pointe la caméra vers le ciel et crie : « Je vole ! Je vole ! ». Ainsi, par le plus grand des hasards, le documentaire s’empare du cinéma traditionnel : cela rappelle assez bien la première scène du film d’Andreï Tarkovski, « Andreï Roublev », où un moine défie les lois de la pesanteur et décolle avec un ballon fait-maison en s’écriant « Je vole ! Je vole ! ». Soudain, Anton découvre cette joie de prendre conscience du monde qui l’entoure.
Le film met en scène trois protagonistes : Anton, Lioubov et la caméra. A travers l’histoire d’Anton, c’est Lioubov qui se dévoile, pas uniquement en tant que narratrice, mais en tant que personnage. Le rêve du cinéaste soviétique Dziga Vertov devient réalité : la caméra change le monde, les relations humaines ; le héros prend lui-même la caméra et devient co-auteur.
Derrière « Anton est ici, tout près » se cache une dimension philosophique, une parabole. C’est pourquoi il ne faut pas le définir comme un documentaire au sens strict du terme. Ce film ne rapporte pas des faits, platement, à la manière d’un documentaire. Néanmoins, on n’y retrouve pas non plus de poétisation, propre au cinéma d’auteur. Ce film corrige la réalité. Il s’y attaque à la racine, et ensuite, rajuste le résultat.
« Anton est ici, tout près », c’est sans doute un nouveau genre cinématographique, voire novateur.
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