Qui se livre au délit d'initié ?

Des dizaines de marchands vendent en ligne des registres des actionnaires de presque toutes les sociétés. Crédit : Ruslan Krivobok/RIA Novosti

Des dizaines de marchands vendent en ligne des registres des actionnaires de presque toutes les sociétés. Crédit : Ruslan Krivobok/RIA Novosti

Le quotidien RBC Daily a analysé le marché financier russe pour dévoiler les délits les plus fréquemment commis. Ainsi que leurs auteurs.

La maison de courtage américaine TD Ameritrade Holding Corp. pourrait fermer en Russie jusqu’à 2.000 comptes dont les propriétaires sont soupçonnés d’avoir  « utilisé des stratagèmes illégaux et commis des manipulations des cours ». La compagnie a déjà bloqué toutes les opérations actives de ces comptes, et envisage de les fermer entièrement avant le 30 octobre. Les experts confirment qu’en dépit des efforts du régulateur fédéral russe des marchés financiers FSFR, le pays reste toujours « un refuge sûr » pour des transactions hors marché. Cependant, ne possédant pratiquement pas leurs propres schémas de manipulation, les escrocs russes agissent selon des scénarios universels.

Les zombies boursiers

Un des schémas frauduleux classiques consiste en un détournement d’actions depuis les comptes d’agents comptables des registres. Cette méthode reste inchangée depuis près de dix ans et peut être utilisée dans n’importe quel pays, n’étant pas vraiment originale : l’escroc tout simplement achète le registre des actionnaires d’une entreprise, soit d’un employé de cette société, soit de l’agent comptable des registres. L’affaire très médiatisée d’Anastassia Adelchina, employée de l’agent comptable des registre ROST du milliardaire russe Roman Abramovitch, constitue un exemple de ce type de fraude. Accusée d’utilisation abusive des informations confidentielles, Mme Adelchina a été condamnée en 2011 à une amende de près de 3.750 euros. Toutefois, plusieurs cas similaires de fraude demeurent impunis.

Des dizaines de marchands vendent en ligne des registres des actionnaires de presque toutes les sociétés, y compris les géants comme Gazprom ou RusHydro. Afin de tromper l’agent comptable des registres, les escrocs falsifient les documents nécessaires, notamment des passeports, des procurations notariées, des décisions de justice et des certificats de décès. Et il est difficile de les attraper, car de nombreux actionnaires ne contrôlent pas leurs titres. D’habitude, les crimes ne sont dévoilés qu’après l’expiration du délai de prescription.

La fraude devient encore plus simple si les actions détournées sont détenues par un actionnaire mort ou une société en faillite. Ces titres forment une partie considérable des actions, mêmes dans les grandes sociétés comme Lukoil ou Gazprom. Selon Igor Poliakov, président du conseil d’administration de l’agent comptable des registres « Novy registrator », les « âmes morts » représentent de 5 à 15% de tous les actionnaires du registre. Pour sa part, Iouri Taranovski, PDG de l’agent russe « Reestr », estime que près 20% des actionnaires sont enregistrés sous des passeports soviétiques, soit morts (littéralement ou figurativement).

M.Poliakov explique que les escrocs restaurent via l’Administration fiscale des sociétés inactives possédant des gros blocs d’actions ou tentent d’en créer un successeur. Ces « zombies boursiers » sont habituellement identifiables par des documents soviétiques ou par des noms obsolètes de la personne morale. Il est difficile en Russie de lutter contre ce genre de manipulations car les émetteurs du pays n’ont pas le droit d’enlever la déshérence de leur registres.

Délits d'incité

Les régulateurs américains annoncent régulièrement des enquêtes sur des délits d’initiés. Par exemple, Rajat Gupta, l’ex-administrateur de plusieurs banques mondiales, y compris Sberbank, première banque de Russie, a été jugé coupable de délit d’initié en été 2012. Cependant, le régulateur russe FSFR n’a encore identifié pas un seul délinquant. Notamment, le service n’a pas vu d’abus dans la hausse de 10% du cours des actions du groupe pétrolier Rosneft deux jours avant l’annonce de son partenariat avec ExxonMobil en août 2011. L’affaire du groupe Kalina, numéro un russe du segment des produits de beauté et soins capillaires, dont l’action a bondi de 75% juste avant l’acquisition de la société par le géant anglo-néerlandais Unilever, a également été qualifiée par le FSFR comme « transparente ».

Les experts interviewés par RBC Daily ont cité de nombreux exemples de délits d’initié ignorés par le régulateur. « Le FSFR le cherche mal. Au moins un initié pouvait être identifié au cours de l’adhésion des sociétés interrégionales de télécommunications au géant Rostelecom en 2009", a déclaré le directeur d’un fonds russe. Selon l’intéressé, le régulateur n’a pas beaucoup d’influence, dès lors il est tout simplement ignoré par tout le monde. Commentant l’affaire de Rostelecom, un employé du FSFR a dévoilé que le service avait des raisons pour ouvrir une enquête sur les délits d’initié, mais l’affaire a été étouffée.

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Le délit d’initié n’est pas la seule technique de manipulation boursière. Parmi les autres manipulations non éthiques figure le front running. Dans le cadre de cette méthode, le courtier qui reçoit un important ordre d’achat pour une action, achète d’abord les titres pour lui-même et les revend ensuite à son client ou sur le marché suite à la hausse du cours provoquée par cet ordre. Il n’existe pas de méthodes sûres de protection contre le front running.

« Il faut tout simplement choisir des courtiers honnêtes », dit Dmitri Krioukov, associé directeur du groupe d’investissement Verno Capital. M.Krioukov note qu’il y a longtemps, lui aussi il a dû faire face à des fronts runners.

Selon Dmitri Alexandrov, chef de l’ONG Ligue nationale de gestion (NLU), engagée dans le développement des règles et normes pour la gestion des fonds, le FSFR n’a pas assez de ressources pour surveiller des processus pareils sur le marché. Ainsi, le financement du régulateur américain SEC se chiffre à près de 1,5 milliards de dollars, tandis que le FSFR ne reçoit que 24 millions d’euros par an.

Fonds publics manipulés

La distribution et l’utilisation inefficace des fonds publics représente un autre problème du marché financier russe. RBC Daily a réussi d’obtenir des données sur les opérations menées par l’Agence russe de garantie des dépôts (ASV). L’analyse de ces documents réalisée par RBC Daily en coopération avec le projet de lutte anti-corruption Bondraspil, a montré que 26 des 44 opérations de rachat et de vente de diverses obligations, effectuées par l’ASV, ont été achevée à un prix maximum de la journée correspondante.

Un représentant de Bondraspil a notamment déclaré que les documents faisaient état d’une opération particulièrement bizarre, datant du 10 mars 2011 et concernant le rachat des obligations de la société Vympelkom-Invest du septième tirage au prix de 99,76%. Les cotations boursières pour ces obligations, notamment celles émises par la société Rennaissance Kapital, se chiffraient entre 99,45 et 99,65%  le jour de l’achat, entre 99,58 et 99,68% la veille et entre 99,3 et 99,5% le lendemain. « Il est évident que le marché était relativement stable, et le prix ne dépassait pas 99,68%, c’est pourquoi le rachat pour le prix de 99,76% paraît suspect », a indiqué l’intéressé.

En outre, RBC Daily a obtenu le schéma d’achat de certains titres par l’ACV, y compris le premier tirage des obligations de la société Magnit du 25 novembre 2010. Le 24 novembre, à l’issue des ventes, le prix des obligations au MICEX se chiffrait à 100,05%. Le lendemain, avant de vendre les titres de l’ASC, son courtier a réalisé, pour des raisons incertaines, deux transactions au MICEX: il a d’abord acheté un titre au prix de 100,29%, et a ensuite acquis un autre, au prix de 100,4%. Après cela, il a vendu 31.362 titres à l’agence au prix maximum du jour indiqué par lui-même - 100,4%. Quelques jours après la transaction, le prix des obligations est revenu sur le niveau de près de 100%. En commentant la situation, les représentants de l’ASV ont déclaré que toutes les transactions s’effectuaient entre le prix d’achat et le prix d’offre et étaient « totalement » conformes au marché.

Mais, en revenant aux opérations dont les détails ont été transmis à RBC Daily, une telle accélération des prix a été pratiquée à plusieurs reprises, notamment dans des transactions sur le premier tirage des obligations de la compagnie TMK des 26 et 27 janvier 2011. Cependant, l’ASV n’a pas confirmé que ces opérations avaient été effectuées au cours de ces mêmes journées, estimant que c’était probablement une autre organisation publique.

Le directeur de la société russe d’investissement Finam, Vassili Konovalov a déclaré dans une interview accordée à RBC Daily qu’il était suspect que le prix chute d’un coup suite à la vente de titres sans opérations du marché. Mais en même temps, il est toujours possible que ce soit un simple effet du volume de ventes, note le responsable. « En tout cas, la corruption peut exister, d’une manière ou de l’autre, dans des fonds où une seule personne est responsable des opérations d’un montant substantiel », ajoute M.Konovalov.

Article original publié en russe sur le site de RBC-Daily.

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