Grozny, envers du décor

En Tchétchénie, beaucoup ne cachent pas leur reconnaissance pour Ramzan Kadyrov (sur la photo) et se disent satisfaits de ses oeuvres. Crédit : Itar-Tass

En Tchétchénie, beaucoup ne cachent pas leur reconnaissance pour Ramzan Kadyrov (sur la photo) et se disent satisfaits de ses oeuvres. Crédit : Itar-Tass

Il y a tout juste une semaine, Grozny célébrait le Jour de la ville, désormais traditionnellement célébré en même temps que l’anniversaire du président de la République tchétchène Ramzan Kadyrov. Le correspondant du journal Ogoniok s’est rendu sur place et a constaté que la vie dans la capitale tchétchène est bien plus complexe et diversifiée que sa façade aux mille plaisirs.

Tout comme l’année précédente, le Jour de Grozny a attiré de nombreuses stars du monde entier. Sur l’immense scène érigée au pied des longs buildings du centre d’affaire de Grozny-city, ont défilé le chanteur britannique Craig David et l’acteur français Gérard Depardieu, ainsi que le chef de la République de Tchétchénie Ramzan Kadyrov, qui a esquissé quelques pas de Lezghine, danse traditionnelle du Caucase, en compagnie de l’italienne Ornella Muti. Pourtant, ce ne sont pas de ces fêtes que vit la capitale. Grozny, entièrement détruite par la guerre, s’est reconstruite à vitesse grand V. Cet automne-là, Grozny ne semble plus aussi sombre. Se balader en ville, un pistolet caché sous le blouson, n’est plus d’actualité. Ou bien les gens seraient-ils las de cette mode d’antan? Et la police aussi se fait plus discrète. Même les visages, ne reflètent plus l’anxiété des jours passés. Seuls les passants en habits musulmans sont devenus plus nombreux. C’est tout.

Le centre-ville brille par sa propreté. Des murs écarlates, des vitrines de cafés scintillantes, toute cette splendeur, surplombée par les gratte-ciels de Grozny-city, symboles d’une nouvelle ère, celle de la paix et de la prospérité. Les taxis demandent avec fierté si la ville me plaît, et se délectent avant que je n’ai pu prononcer un mot : « Merci Ramzan » !

 

Islamisation

 

Dans l’un de ces cafés, je rencontre Asya. Au début des années 1990, elle terminait ses études. Elle a connu les deux guerres de Tchétchénie. Le serveur nous apporte deux iPad en guise de menu. Dans la rue, je n’ai vu ni IPAD ni livre électronique, mais ici, c’est ainsi que l’on vous présente le menu. Bon, c’est ainsi, me dis-je. Asya me parle des femmes :

 

« Vous êtes-vous déjà promenés dans la ville ? Avez-vous observé les femmes dans la rue? Si vous saviez comme j’ai peine à les voir, couvertes de ces foulards et de ces tissus qui tombent jusqu’au sol. Je ne suis pas contre la religion, non, mais nous n’avions jamais connu cela avant. Ramzan aime comment les femmes s’habillent à Dubaï, et il a dit qu’il voulait que ce soit ainsi ici. En à peine un ou deux ans, les femmes de Tchétchénie se sont transformées en ombres. Il semble lui-même insatisfait maintenant. Il dit que ce n’est pas ce qu’il voulait dire »

 

Les nouvelles règles vestimentaires des musulmans-Nakhs (peuples du Nord Caucase, Ndlr) concernent aussi les hommes. Selon les recommandations, les jours de prières, les Tchétchènes pratiquants revêtent un habit spécial (pantalons violets et chemise). Depuis, à l’approche du week-end, les jeunes tchétchènes sont difficiles à distinguer. Ils sont même parfois surnommés par leurs pères « les garçons du vendredi ». Les Tchétchènes se réfèrent traditionnellement au soufisme, dans un esprit modifié et adapté aux coutumes locales, anciennes et particulièrement ancrées. Alors pourquoi, se demandent-ils, Kadyrov souhaite-t-il ériger un état islamique sur le modèle de l’Arabie Saoudite? La réponse qu’il apporte est la suivante : l’Occident n’aime pas Ramzan. En Russie, il est soutenu, mais cet « amour » ne peut être éternel, c’est pourquoi il tente de trouver sa place en Orient. En obtenant le soutien de Cheikhs arabes, il gagne en force et couvre ses arrières en cas de rupture avec Moscou.

 

Ici, beaucoup ne cachent pas leur reconnaissance pour Ramzan et se disent satisfaits de ses oeuvres. Grozny, qui a traversé deux guerres, est passée en l’espace de cinq ans d’un champ de ruine à une ville entièrement reconstruite. Les jeunes gens qui peuplent ce café dans lequel nous sommes assis ont passé leur enfance dans des caves à se protéger des bombardements. Ici même, règnent désormais paix et modernité.

 

Pourtant, d’autres pensent différemment. En Tchétchénie, les enlèvements sont toujours d’actualité. Des centaines d’affaires, et pas une seule qui n’ait été élucidée. Pour les familles des disparus, les lumières de Grozny-city sont inutiles. Car personne ne leur rendra leurs proches.

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Vie urbaine


Et pourtant, dire que Grozny ne vit que de l’islam et de Ramzan serait faux. La ville ne compte, bien sûr, pas de boîtes de nuit, mais sa vie nocturne est riche et animée à sa façon. Si vous demandez à un taxi où boire un verre, cinq sur six vous répondront : nulle part. La loi l’interdit, le Président ne l’approuve pas. Mais en réalité... Sur un rayon de trois kilomètres, il existe une bonne demi-douzaine de lieux où les Tchétchènes vous serviront de la bière ossète, et même, avec une certaine dose de persuasion, il est possible d’obtenir de la vodka. Boire n’est pas interdit, mais ce n’est pas encouragé. Question de tradition. Un fils ne s'attablera jamais pour boire un verre avec son père, il ne lui montrera jamais des yeux ivres, ce serait irrespectueux. Et comme la religion l’interdit, la consommation d’alcool reste marginale. La faible demande explique la mince concentration de ces lieux.

 

Mais ceux qui boivent, en revanche, y mettent tout leur bon coeur. Ce sont en général des hommes de la trentaine, de bonne éducation, mais qui manquent de confiance en soi. Les discussions glissent sans cesse vers les eaux troubles de la politique. Ils parlent haut et fort, sans s’inquiéter des regards alentours, même si, au fond du bar, des policiers sont assis à une table. Pourtant, la plupart d’entre eux ne travaillent pas. Pour certains, c’est parce qu’à part l’administration ou la police, il n’y a de travail nulle part. Pour d’autres, c’est une question de conviction: marre d’être journaliste et de parler tous les jours de tel ou tel projet de construction, explique l’un deux.

 

Kirovo


À 10 minutes en voiture du Boulevard Vladimir Poutine, se trouve le village de Kirovo. Administrativement, c'est encore Grozny. Quelques rangées de maisons délabrées aux clôtures rouillées et aux décorations murales soviétiques encore visibles çà et là. Aucun signe de vie moderne et de cette aisance qui comble aujourd’hui la capitale. Les toits manquent de s'effondrer, il n'y a pas de route. Une petite échoppe insalubre trône seule au milieu du village. Sur le côté, une vache chétive erre d’une clôture à l'autre. En apercevant un Russe avec un appareil photo, de vieilles femmes s'approchent et se mettent à gémir : comment vivre dans ces sordides hangars, comment le peu d'argent versé après-guerre pour la reconstruction du village pourrait-il suffire ? Mais surtout, dans ce village, quasiment tous les habitants sont malades.

 

« Pourquoi Ramzan ne vient-il pas reconstruire notre village ? », s'indigne une Tchétchène de 70 ans. « Où sont les médecins si célèbres de Kadyrov ? Ici tous ont travaillé dans la production de pétrole ou dans le ferroviaire. À 40 ans, vous ne trouverez plus personne en bonne santé. Et aujourd'hui, personne ne veut de nous. Avant, vivait un guérisseur au bout du chemin, mais il nous a quitté ».

 

Une voisine, attirée par les voix, pousse le portillon et demande si j'ai la permission de prendre des photos. Non, cela ne la dérange pas, c'est pour notre propre sécurité, s’enquiert-elle. Sur les hauteurs de Kirovo, depuis la petite colline, les lumières de Grozny-city brillent dans le ciel. Mais les vieillards fébriles de Kirovo n'ont plus la force de monter sur la colline pour les voir.

 

Article original en russe disponible sur le site d'Ogoniok.

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