Sur le sketch, Elena Vavilova, alias Tracey Lee Ann Foley (à gauche), et son mari, Donald Heathfield (en tee-shirt orange) dans le tribunal fédéral de Boston, le 1er juillet 2010. Heathfield et Foley étaient parmi les 11 personnes accusées d’avoir te
Agent secret Heathfield-Bezroukov : « Si vous vous prenez pour James Bond, vous ne tiendrez pas la journée »
Andreï Bezroukov est né à Kansk, en Sibérie. Il a fait ses études à l’Université d’Etat de Tomsk. Durant vingt ans, avec sa femme Elena Vavilova, il a travaillé comme agent de renseignement illégal. En 2000, il obtint un master à l'École d’administration John F. Kennedy de l'Université de Harvard. En 2010, il fût arrêté aux Etats-Unis avec un autre figurant du scandale d’espionnage, Anne Chapman, et fut expatrié en Russie en échange de quatre citoyens russes accusés d’espionnage pour le compte des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Il travaille actuellement pour la compagnie Rosneft.
Pendant de longues années, Donald Heathfield était une citoyen américain modèle : à la tête de sa propre société de conseil, diplômé de Harvard, marié et père de deux enfants. Son entourage, collègues et amis, était loin de se douter que Donald Heathfield s’appellait en réalité Andreï Bezroukov et n’était autre qu’un espion russe. Bezroukov avait commencé à travailler à l’étranger sous couverture depuis le siècle dernier et, depuis tout ce temps, il n’avait pas prononcé un seul mot en russe. Suite à un scandale d’espionnage il y a deux ans, il est retourné sur sa terre natale.
Pour commencer, comment désigner votre activité aux Etats-Unis ? Etait-ce de l’espionnage ?
C’était exactement ce que font les services spéciaux américains en Russie. La différence est d’ordre terminologique. En anglais, espionnage se traduit par « spying », or en russe « spy » a deux significations : « espion » et « agent de renseignement ». On peut le comprendre de façon différente. En URSS, on appelait les siens les « agents de renseignement », tandis que les ennemis étaient des « espions ».
Il paraît que pendant tout le temps que vous avez passé aux Etats-Unis, vous n’avez pas prononcé un seul mot en russe. Est-ce vrai ?
Oui. C’est propre au sevice des agents illégaux. Vous ne pouvez pas utiliser votre langue d’origine, même à la maison. Vous devez toujours garder le contrôle sur vous. Mais après quelques années de travail, cela devient tout à fait naturel. Vous finissez même par rêver dans d’autres langues. Aujourd’hui, avec ma femme, nous continuons de parler anglais et français.
Votre femme travaillait avec vous ? Elle aussi bénéficiait de la couverture ?
Oui, ma femme Elena est également un agent secret professionnel et nous avons travaillé ensemble à l’étranger du début à la fin.
Vous avez vécu longtemps dans le pays en travaillant en fait contre ce pays, n’est-ce pas ?
Vous savez, les services de renseignement n’agissent pas contre quelqu’un. Ce n’est pas l’objectif, les missions peuvent varier. Vous travaillez comme agent secret pour être utile à votre pays. On peut commettre un crime contre quelqu’un, mais l’espionnage en lui-même a plutôt un caractère patriotique.
Comment perceviez-vous alors votre entourage, si ce n’était pas en tant qu’ennemis ?
Comme un sujet de recherche. Vous devez connaître unpays, comprendre ses gens afin d’aider le gouvernement de votre pays d’origine à prendre les bonnes décisions.
En fait, un espion, c’est une sorte de chercheur sous couverture ?
Oui, très souvent, il est question d’appréhender, de comprendre. Je dirais même ceci : pour gagner, il faut comprendre, et pour comprendre, il faut aimer. En d’autres termes, vous devez aimer le pays où vous travaillez. Quelqu’un qui est sur place est capable de comprendre ce qui se passe, dépassant la désinformation, c’est un élément de stabilisation. Pour se préparer et se défendre, il suffit parfois d’une quantité minimale d’information critique. Je dirais ainsi : l’espionnage est en fait une forme de défense.
Vous avez réussi à aimer les Etats-Unis ?
Je ne dirais pas que j’aime ce pays. Sur le plan culturel, j’ai vécu dans des pays plus intéressants que les Etats-Unis. Mais, bien sûr, je respecte les Américains. J’apprécie beaucoup certains traits de caractère nationaux, comme l’optimisme, l’inventivité, la capacité d’adaptation aux changements nécessaires, la capacité d’accepter ses erreurs et de les corriger.
Est-ce qu’un espion doit avoir un talent d’acteur ?
Oui, je pense.
Et vous même, vous n’avez jamais pensé devenir acteur ?
Non. Un acteur entre dans la peau de son personnage pour un temps donné, puis retourne à sa vie, alors que dans le cas de l’espionnage, l’incarnation se fait progressivement, mais plus profondément et à plus grande échelle. Vous changez en fait de nationalité, de langue, mais pas d’idées.
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Le travail d’espion ressemble-t-il à un film de James Bond ? Qu’est-ce que c’est au juste : la routine ou une véritable prise de risque ?
Je dirais que le travail d’espionnage a pour objectif de réussir, c’est-à-dire que le risque est pris en compte et que les décisions sont prises de manière à le minimiser. L’espionnage n’est pas une aventure. Si vous jouez à James Bond, vous n’allez pas tenir plus d’une journée. Même en s’imaginant qu’il y a un coffre-fort contenant tous les documents top secrets, demain la moitié sera périmée et personne n’en voudra. La grande classe en espionnage c’est de savoir ce que votre advesraire va penser demain et non pas ce qu’il pensait hier.
Vos enfants ont maintenant 18 et 22 ans. Ils sont nés à l’étranger, n’est-ce pas ?
Oui, nos enfants sont nés et ont grandi à l’étranger. Il ont grandi là-bas comme tous les enfants, bien sûr sans connaître un mot de russe.
Ils ont vécu toute leur vie là-bas. Peut-être sont-ils davantage américains ?
Il est vrai qu’ils n’avaient strictement rien de russe avant de venir en Russie. Mais ce ne sont pas non plus des Américains typiques. Sachant comment la société américaine broie les cultures pour les uniformiser, nous avons décidé d’envoyer nos enfants dans une école française. Pour qu’il conservent un point de vue européen sur la vie. Et bien sûr, nous nous sommes efforcés qu’ils aient la possibilité de voir et de comparer les différents pays, pour se faire leur propre idée.
Comment vos enfants ont-ils vécu ce qui s’est passé, votre arrestation ?
L’arrestation a eu lieu pendant que l’on fêtait l’anniversaire de notre fils aîné. Les enfants ont d’abors cru que c’était une farce : une foule de gens en costumes noirs sortant de voitures noires... Bien sûr, ce fut un choc pour eux. Mais ce qui aide à en sortir est qu’en tant que parents nous avons toujours gardé avec eux un contact très fort, une ouverture au dialogue, la compréhension mutuelle et la confiance. Quand on s’est tous retrouvé en Russie après l’échange et qu’ils ont découvert la vérité sur notre profession, les premiers mois nous passions des nuits entières à discuter. Je pense qu’en fin de compte, ils ont compris pourquoi nous avons fait ce choix de vie.
Leur inculquiez-vous une certaine idéologie ?
Non, nous avons essayé d’en faire des gens bien, honnêtes, ouverts aux idées nouvelles, ouverts au monde. Des qualités humaines, somme toute.
Que deviennent-ils aujourd’hui ? Ont-ils réussi à s’intégrer en Russie ?
Ils sont en plein processus d’intégration, et c'est très difficile. Le russe, bien sûr, n’est pas une langue simple. En deux ans, ils ont pu voyager dans le pays. Et ils ont été fortement impressionnés par la nature, surtout en Sibérie.
Votre groupe a été découvert à cause de la trahison de l’un de vos officiers. Que lui diriez-vous si vous le rencontriez ?
Je pense que de toute manière, ce type, Poteev, fera tout pour ne pas croiser mon chemin...
Mais si cela se produisait ? Imaginez...
Vous savez, je ne lui dirais rien. C'est inutile. Je pense que de toute manière, jusqu’à la fin de sa vie, il sera mal. La trahison, c’est un abcès : s’il est en toi, il te bouffe. Il est impossible de garder l’équilibre émotionnel dans la vie quand tu sais que tu as trahi ou tué quelqu’un. Bien sûr, le FBI et la CIA sont très satisfaits de l’acte de Poteev, mais comme vous le savez, les traîtres ne sont jamais bien vus. Après deux ans passés aux Etats-Unis, il a sûrement dû le ressentir.
Quand vous avez été découvert, a-t-on tenté de vous acheter, de vous enrôler ?
Non. Que ce soit de Poteev ou à partir de leurs propres observations, ils savaient bien que c’était impossible. Quant aux agents du FSB, après l’arrestation, ils ont continué de nous voir comme des professionnels, ma femme et moi, et nous traitaient avec grand respect.
Pouvez-vous raconter plus en détail ce qui s’est produit après votre arrestation ? Qu’avez-vous ressenti à ce moment ?
Juste après l’arrestation, je me souviens d’un moment de mobilisation intérieure totale et même physique. Comme si la vie d’avant était passée au second plan, dans une sorte de brouillard. Le principal était de trouver la raison de l’échec et de parvenir à joindre ma femme et mes enfants. Je comprenais que ma précédente vie était terminée et que commençait une nouvelle étape : un combat obéissant à de nouvelles règles et qui pourra se prolonger longtemps. Cet état d’être absolument prêt à tout a duré dix jours jusqu’à ce qu’on sache que des négociations se tenaient au plus haut niveau en ce qui concerne notre libération.
Comment voyez-vous les Etat-Unis, en tant qu’expert, historien, connaisseur du pays ?
Les Etats-Unis sont en train de vivre une période difficile. Du statut de superpuissance, ils apprennent à devenir un pays fort mais normal. Leader dans certains secteurs mais pas en tout. C’est un processus assez douloureux. Certains se préoccupent de savoir quelle place les Etats-Unis vont occuper dans le monde. Beaucoup d’entre eux font partie de l’élite militaire, des gens très renseignés, capables de déterminer réellement la situation du pays. Ils lui proposent d’occuper une position orientée sur la collaboration et la participation à la résolution de problèmes importants pas seulement au niveau national mais aussi mondial tels que le ralentissement économique, au lieu de vouloir maintenir leur position coûte que coûte par la force. Mais ces gens sont pour le moment minoritaires. Ce dialogue sur l’avenir des Etats-unis ne fait que commencer mais nous avons tout intérêt à le surveiller de près car il va sûrement avoir une influence sur la Russie. Beaucoup dépend de leur vision de notre pays, à savoir : nous considèrent-ils comme des ennemis ou, de manière plus réaliste, comme l’un des joueurs puissants d’un système global multipolaire.
Et les Américains ? Comment perçoivent-ils la Russie ?
En fait, dans les médias ou dans la politique, la Russie occupe une position marginale. Après la chute de l’URSS, ce qui les inquiète c’est surtout le reste de notre potentiel militaire pouvant encore représenter un danger pour eux. Je ne pense pas que les politiques américains soient intéressés par un autre aspect de la Russie. Tous se réduit aux clichés : la Russie est immature, elle n’obéit pas aux règles, elle n’est pas démocratique. Ils voient la Russie comme faible et donc inintéressante, ne méritant ni dialogue et ni partenariat.
Version intégrale de l’interview sur le site de Rousski Reporter.
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