Les rois de l’échiquier

La plupart des gens voient les joueurs d’échecs comme une sorte d’extra-terrestres vivant dans leur monde en noir et blanc. Rousskiï reporter a décidé de s’en faire une idée en interrogeant les cinq grands maîtres représentant la Russie aux Olympiades d’échecs qui se déroulent en Turquie.

Vladimir Kramnik, Sergueï Kariakine

Vladimir Kramnik / 3ème au classement FIDE

 

Vladimir Kramnik. Source: ITAR-TASS


Le monde a changé


Je ne regrette pas l’époque de l’Union soviétique, où les échecs étaient si importantes. Il y avait certes des bons côtés : l’Etat soutenait la science, les arts, les échecs, mais les inconvénients, à mon avis étaient plus nombreux. Pourquoi les échecs étaient-ils si populaires ? En URSS, contrairement à d’autres pays, l’industrie de divertissement n’était pas si développée. Tu rentres à la maison, dehors, il fait un froid de canard, à la télé Brejnev sur toutes les chaînes, il faut bien s’occuper.


Et puis, à l’époque, les échecs étaient un instrument politique, ce qui attisait l’intérêt. L’apogée fut le match entre Spasski et Fischer, en pleine Guerre froide. Si aujourd’hui, les deux meilleurs joueurs mondiaux étaient israélien et palestinien, leur duel aussi ferait les gros titres des journaux.


Ordinateur versus créativité


La théorie en échecs, c’est un peu comme une mine d’or. Avant, on y trouvait des gisements, maintenant, il faut ratisser large pour trouver la pépite. Peut-être que seuls 10% de mes coups théoriques seront exploités mais sans les 90%, je ne les aurais pas trouvés. Malheureusement, avec l’avènement de l’informatique, il est devenu bien plus difficile de trouver de nouvelles idées, car les programmes résolvent rapidement des problèmes qui semblent intéressants au premier abord.


Kramnik versus Deep Fritz


Pour moi, le duel avec la machine a été un moment très intéressant, du moins, tant que les forces étaient à peu près égales. J’avais conscience que ça ne durerait pas, aujourd’hui, il est tout simplement impossible de battre les meilleurs ordinateurs. Nous en sommes arrivés là. Je ne regrette pas d’avoir joué : ça ne se reproduira plus, j’aurais quelque chose à raconter à mes petits-enfants.

Sergueï Kariakine


22 ans/ 6ème au classement FIDE

Sergueï Kariakine. Source: ITAR-TASS


Vivre des échecs


Je crois que seulement une trentaine de joueurs, occupant les meilleures places du classement, peuvent vivre de leur passion. Les échecs sont loin d’être un sport qui rapporte. Je vis sur ce que je gagne pendant les compétitions et cela ne permet pas de faire de projet car tout dépend de l’issue du tournoi. Tout dépend également du pays. Par exemple, en Norvège, Carlsen est seul, c’est un véritable héros national, il a tous les sponsors. En Russie, il y a beaucoup de joueurs de talent et il est plus difficile de trouver un sponsor.


Jouer ou travailler


Avant, j’étais inscrit sur un réseau social, mais, à vrai dire, je m’en suis lassé : il y a beaucoup de spam, des gens bizarres t’écrivent, je me suis déconnecté. Je communique avec mes amis par Skype en leur donnant mon nom d’utilisateur. A 15–16 ans, j’étais passionné de jeux vidéo, surtout stratégiques comme Heroes III, Ages of Empires, je jouais aux « cosaques », mais maintenant je n’ai plus le temps. Le dernier jeu, c’était Stalker et je l’ai terminé. C’était il n’y a pas si longtemps.


Classement et argent


Il est très difficile de monter dans le classement. Je suis resté trentième assez longtemps, et pour progresser j’ai dû venir en Russie pour m’exercer avec des entraîneurs plus qualifiés. Cela a tout de suite porté ses fruits. Il y a deux solutions : se rendre a des tournois plus petits, où l’on peut gagner des petites sommes mais plus facilement, mais alors on ne risque pas d’évoluer, ou bien ne pas tomber la dedans et choisir de se rendre moins souvent à des compétitions mais plus importantes. J’ai choisi cette solution.
 Alexandre Morozevitch, Alexandre Grichtchouk
Alexandre Morozevitch


34 ans / 9ème au classement FIDE


 

Alexandre Morozevitch.  

Source: Kommersant

Pourquoi avez-vous autant de fans ?

 
Peut-être à cause de mon style de jeu. Je joue à l’offensive, j’attaque, il y a beaucoup d’émotion, ça attire le public. Deux grands maîtres qui se regardent, se saluent avec respect et finissent par un pat en 20–25 coups, le public est moins en haleine.

Les échecs au Qatar


Au Qatar, c’est une jeune chinoise que j’ai entraîné, qui est le moteur en matière d’échecs. Les hommes sont si bien lotis aux Qatar, qu’il ne leur en faut pas beaucoup. Mais en épousant le meilleur joueur arabe du XXe siècle al-Modiakhi, elle a voulu faire évoluer les choses.

Elle veut les meilleurs entraîneurs, se rendre aux tournois prestigieux, obtenir de bons résultats. Dans mon contrat, il était stipulé que je devais résider au Qatar et ne pouvais quitter le pays sans une autorisation écrite du Comité olympique du Qatar. Je vivais dans une cage dorée.


Comment faire des échecs un sport à la mode


Pas si simple de rendre ce sport commercial sans toucher à son sens profond, sans faire de concessions. Mais les rendre plus accessibles aux masses, que les joueurs d’échecs soient reconnaissables, oui, indéniablement. Il faut juste savoir ce que l’on veut.
Il est inutile de vouloir concurrencer le tennis car c’est un sport facile à comprendre et dynamique, les échecs sont tout le contraire.

Mais il reste quand même beaucoup de gens cérébraux et pour eux les échecs restent un sport intéressant. Bien sûr, maintenant, grâce aux jeux vidéo, i-Pad et autres technologies, il est devenu possible d’étancher sa soif intellectuelle de différentes manières. Les échecs ont perdu leur exclusivité comme moyen de développement intellectuel, sans devenir plus accessibles pour autant.


Alexandre Grichtchouk


28 ans/ 11ème au classement FIDE


 

Alexandre Grichtchouk. Source:

RIA Novosti / Maksim Bogodvid

Pas de chance en Amérique

 
J’ai joué la-bas deux fois aux échecs et trois fois au poker et les cinq fois se sont soldées par un échec. Cinq visites sur cinq, ça fait beaucoup vous ne trouvez pas ? Là bas je me sens comme sur une autre planète. Pourtant j’apprécie la Chine, l’Inde, la Libye. Mais ce que je préfère c’est jouer en Russie.


Il faut bluffer


En échecs, il y a une grande part de bluff. Le joueur est là, il fait mine de tout contrôler alors qu’il est sur le point de se faire manger un pion. Peu être qu’il est tout bouleversé à l’intérieur, mais il fait comme s’il le sacrifiait exprès. Et toi tu penses, non il y a un truc là, est-ce que je prends le risque ? Finalement, tu manges le pion mais au bout d’une demi-heure seulement.


Le jeu


Pour moi, dans la compétition, le jeu est un élément crucial. Le poker est idéal pour ça. Comparé à la bataille, au bridge ou à la réussite, le poker ne demande pas une grande mémoire, pas besoin de se rappeler des cartes qui sont sorties, sauf les deux-trois dernières.
L’inconvénient de jouer au poker et aux échecs en même temps est le temps passé devant l’ordinateur.

D’un autre côté, jouer au poker en vrai est moins intéressant, tout se passe trop lentement. Tu te sens passif : trois heures plus tard toujours rien ne s’est produit. Rien que la distribution des cartes prend du temps. Et puis, en ligne, tu peux jouer sur quatre ou six tables en même temps.

Piotr Svidler
Piotr Svidler


35 ans/ 15ème au classement FIDE

Piotr Svidler. Source:

RIA Novosti / Ramil Sitdikov

Penser pour deux


Etre commentateur d’échecs, ce n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie. J’ai été l’un des pionniers à faire ça sérieusement à la fin des années 90, quand il n’y avait pas encore de piste audio et il fallait se servir d’un clavier. Le commentaire en direct d’une partie d’échec demande une forte concentration : il faut comprendre ce qui se passe sur l’échiquier.

Les joueurs sont dedans et le voient autrement, même les spécialistes sont étonnés de constater ce que perçoit un joueur pendant un match. De l’extérieur, pour ne pas dire n’importe quoi, il faut, de fait, jouer la partie, et le faire pour deux. Pour moi, c’est le meilleur moyen pour me forcer 4–5 heures par jour à penser aux échecs.


Imrpoviser


Ces derniers temps, je n’arrive que rarement à deviner les intentions de l’adversaire. Sans aucun coup brillant en réponse, mieux vaut jouer en utilisant les séquences préparées chez soi. Mais si tu n’as pas répété depuis six mois, il faut improviser. Le fait de savoir que tu l’as déjà fait mais de ne pas se souvenir des coups est encore pire que de jouer à partir de zéro. Au lieu de te concentrer sur le déroulement de la partie, tu essaies de visualiser cette séquence. Ca te déconcentre et te gêne plus qu’autre chose.
Sur la même longueur d’ondes


Je suis sûr que si tu restes longtemps derrière l’échiquier, tu peux capter l’humeur de ton adversaire. Quand la partie ne me plaît pas, j’essaie de passer plus de temps derrière la scène, pour ne pas influer sur le jeu.

Article original sur le site Rousski Reporter.

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