Staline : le mythe à deux faces

Crédit photo : AFP/EastNews

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Soixante ans après la mort de Joseph Staline, son image est conspuée, adulée, exploitée, mais surtout ignorée. Une nouvelle campagne vise à refermer la fracture.

Les murs du Kremlin dominent une place sur laquelle, il y a plus de vingt ans, des centaines de milliers de Moscovites manifestaient contre le régime soviétique. Aujourd’hui, au même endroit dans la galerie marchande souterraine « Okhotniy riad », des touristes se font prendre en photo pour quelques roubles avec des personnages transformés en faux Lénine ou Staline. « C’est moi qui suis le plus demandé. Il m’arrive de gagner jusqu’à 500 euros par jour », se vante Staline. Ses clients : surtout des provinciaux. Il arrive aussi que des nostalgiques du communisme défilent sous des bannières à l’effigie de leur grand homme.

Ambivalence


En réalité, les sociologues du Levada-Centre, un institut spécialisé dans la recherche sur la société russe contemporaine, constatent que la cote de popularité de Staline a légèrement baissé ces dix dernières années, à 30%. Aimeriez-vous vivre sous Staline ? Les Russes ne sont que 3% à dire oui. La division manichéenne entre anti et pro-Staline a elle aussi vécu : 60% des Russes ont une double vision du personnage ; d’une part, le tyran cruel qui a fait des millions de victimes et d’autre part, le chef d’ État avisé qui incarnait la grandeur de l’Union soviétique. En Occident, Staline est associé à la terreur du Goulag et à la collectivisation de l’agriculture qui a conduit à la famine. Mais en Russie, cette image est pour certains effacée par celle du vainqueur du nazisme.


Boris Doubine, directeur des recherches socio-politiques au Levada-Centre, résume l’inévitable conflit : mettre en avant les réalisations de l’URSS sous Staline, c’est une façon de justifier ses crimes ; mettre l’accent sur la terreur, c’est attenter à l’identité des Russes qui sont fiers de leur passé. « Nombre de mes camarades dont des parents furent victimes de la répression affirment sans regret que leurs proches étaient des criminels ! », écrit Alexandre, 15 ans, dans une rédaction sur le thème de Staline organisée à la demande de La Russie d’Aujourd’hui dans un lycée de Moscou.


Les dirigeants actuels tiennent un discours ambivalent eux aussi. « À mon avis, on ne peut pas juger de manière générale », a déclaré Vladimir Poutine lors d’une allocution officielle en 2009, soulignant que sous Staline, l’URSS est devenue une véritable puissance industrielle, côté pile d’un régime qui a fait aussi de trop nombreuses victimes. Doubine considère que ces deux images de Staline sont indissociables dans la conscience collective et peuvent se réveiller séparément, selon le contexte.


Le héros du peuple

 
Les sociologues expliquent la popularité de Staline de nos jours par le phénomène du « mythe ». Staline n’est pas un personnage historique concret mais le symbole héroïque du peuple soviétique. C’est l’image du vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et de la Russie érigée en puissance militaire et industrielle, explique Boris Doubine.


Le mythe était déjà très affirmé sous Brejnev dans les années 1960-70, qui ont vu Staline condamné pour ses crimes mais le stalinisme en tant que système, non remis en cause. À l’époque, les gens se divisaient en deux catégories : « Ceux qui n’ont pas subi la répression considéraient que Staline était un génie. Ceux qui en ont été victimes le voyaient comme l’incarnation du mal », raconte Boris Drozdov, un Moscovite de 78 ans dont le grand-père fut fusillé et le père déporté dans les camps.


Cette image mythique est toujours présente de nos jours dans la conscience collective. Les défenseurs des droits de l’homme considèrent que le pouvoir a beaucoup contribué à entretenir cet amalgame, prenant les avancées soviétiques comme modèle de référence. Et même dans les manuels destinés aux professeurs d’histoire, commandés en 2008 par le Kremlin, Staline est décrit comme un « dirigeant efficace » et un « modernisateur ».


Selon les sociologues, l’image de Staline-tyran est aussi porteuse des notions d’ordre et de l’aura du redresseur de torts. « Cette corruption, cette criminalité... Sous Staline, il n’y avait pas tout ça car les gens avaient peur ! », déclare Victoria Soultanova, jeune activiste du mouvement pro-Poutine Nachi. 


La mémoire occultée


Pour les sociologues, dans les années 2000, la société russe s’est réconciliée avec son passé soviétique. « Or, cela s’est fait par l’élimination de la mémoire de toute les notions de répression liées au régime totalitaire : les massacres, le Goulag, la déportation de populations entières, sans parler de l’Holocauste, qui est quasiment absent de la conscience collective », explique Doubine.


« En Russie, la mémoire de la terreur, c’est une mémoire refoulée dans un coin. Il n’y a ni monument, ni plaques commémoratives, ni musées, rien », confirme Arseni Roguinski, directeur de l’association Memorial, chargée de réhabiliter les victimes des répressions politiques.


Selon le Levada-Centre, la tendance la plus marquée des dix dernières années face à Staline et son régime, c’est l’indifférence. Entre 2001 et 2012, la part des « indifférents » a augmenté de 12% à 47%. « Ce n’est pas de l’indifférence, c’est un refus de comprendre qui était vraiment Staline », conclut Lev Goudkov, le directeur de Levada.


Troisième tentative


En 2011, sous le président Medvedev, on a soulevé pour la troisième fois en 60 ans la question des crimes de Staline. « Ce n’est pas vraiment la déstalinisation, mais plus un hommage à la mémoire des victimes de la répression politique », précise Mikhaïl Fedotov, chef du Conseil présidentiel des droits de l’homme, à l’origine de cette campagne. Le Conseil a proposé, entre autres, de rendre publiques les dernières archives secrètes, d’ouvrir des centres du souvenir pour les victimes à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et de créer un Institut national de la Mémoire.


En d’autres termes, le Conseil veut mettre l’accent non pas sur la condamnation de Staline mais sur ce qui doit réunifier la société : la mémoire des victimes. Selon Mikhaïl Fedotov, l’avenir du programme est incertain. « Il n’est pas à exclure que Vladimir Poutine considère qu’il y a des affaires plus importantes dans la société que ce programme », affirme Fedotov, soulignant par ailleurs que Dmitri Medvedev devenu Premier ministre, il est probable qu’une suite sera donnée : « Pour l’instant, la réalisation du programme est ralentie en raison de la prise de fonctions du nouveau président ».


Il est évident que la société devra tôt ou tard ouvrir le débat. « Une société normale ne peut pas se développer sans un consensus social autour des valeurs essentielles. Il faut les énoncer : le totalitarisme, c’est le mal, car il tend à considérer l’être humain comme un moyen utilisé par le régime pour atteindre ses objectifs », affirme Fedotov. Il n’empêche que pour l’instant, en Russie, la norme veut que l’homme soit au service du gouvernement et non pas le contraire.

Lisez sur la page 2 : Fils et petit-fils de victimes de la répression stalinienne, Boris Drozdov évoque son histoire personnelle et son engagement en faveur de la déstalinisation.

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« Les ignominies de Staline dépassent de loin tous ses mérites »


Fils et petit-fils de victimes de la répression stalinienne, Boris Drozdov évoque son histoire personnelle et son engagement en faveur de la déstalinisation.


 Boris Drozdov : un témoignage en forme d'un « J'accuse ». Source : service de presse

Alexeï Kouzmitch, grand-père de Boris Drozdov, fut le premier touché par la vague de répression. En dépit du fait qu’il était bolchevique, Kouzmitch fut accusé d’avoir résisté à la révolution et au pouvoir soviétiques en Crimée. Il fut fusillé en 1921, 18 jours après son arrestation et sa mémoire ne fut réhabilitée par un décret ukrainien qu’à la fin des années 90. « En 1924, ce fut au tour de mon père, Pavel Alekseevitch, raconte Boris Drozdov. Il avait perdu sa mère en 1920 et son père en 1921. À peine âgé de 15 ans, il a commencé à travailler. Infirmier, coursier, là où il pouvait ».

Il fut arrêté en 1924 sous le même chef d’accusation : organisation d’une insurrection armée contre le pouvoir soviétique. Il fut déporté pour trois ans dans l’Oural. Libéré en 1927, il resta sur place pour participer comme beaucoup d’autres à la construction d’une usine de cellulose et de papier, dans laquelle il travailla ensuite comme comptable, domaine où il excellait. « C’est sûrement ce qui l’a sauvé », note son fils.Pavel voit sa vie s’améliorer petit à petit. Il se marie et a une fille. En 1932, il est appelé à rejoindre son patron dans la Kolyma, la région des goulags les plus durs, comme adjoint du chef comptable de Dalstroï, l’organisation chargée de travaux publics ayant recours aux travailleurs forcés.


Boris Drozdov naît à Moscou, tandis que son père se trouvait à Vladivostok. « Ça allait plutôt bien, dit-il, jusqu’à la nouvelle vague de purges qui a suivi le meurtre de Kirov (chef du Parti à Leningrad) en 1934 ». En 1937, Epstein, chef comptable et patron de Drozdov, est arrêté. « Pas mon père car il fallait faire le bilan annuel de Dalstroï », explique Boris. L’arrestation intervient le travail terminé, en juin 1938. « Je n’ai su que mon père était vivant qu’en 1951, quand il fut libéré. Ma mère et ma sœur le savaient, mais toute correspondance était interdite ». 

 
En 1954, Boris rentre à Moscou afin de poursuivre ses études. Sa sœur y était déjà et multipliait les lettres pour convaincre les autorités que son père avait été condamné injustement. 
« En 1956, trois ans après la mort de Staline, la condamnation de mon père touche a sa fin et il est réhabilité cette même année ». Boris s’inscrit à l’Université de Moscou en faculté de mécanique et mathématiques. Mais il est renvoyé en tant que fils d’un « ennemi du peuple ». 


Dans les années 2000, Boris Drozdov décide de se documenter sur son père et son grand-père. Il trouve de l’aide auprès de l’ONG Memorial. Il veut la déstalinisation du pays : 
« Les ignominies commises par Staline dépassent tous ses mérites. La construction du communisme s’est effectuée sur les squelettes des déportés, tandis que la guerre a été remportée avant tout grâce au peuple, juge-t-il. Je n’en veux ni au pays, ni aux gens »


Les personnes touchées directement par la répression, prêtes à la raconter aux jeunes générations, se raréfient : 
« Reste cette impression que cette tragédie peut se répéter. Notre pays est si imprévisible », s’inquiète Boris.

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