Les vétérans d’aujourd’hui ont fait la guerre à l’âge de 17 ans. C’était cette période de la vie où l’on doit tomber amoureux et construire des projets d’avenir... Crédit photo : Chaîne 1
« C’est peut-être pour ça que je suis restée en vie, pour que la mémoire de la guerre ne disparaisse pas… », sourit Nina Novgorodova en commençant son récit. Nina est une interlocutrice merveilleuse, sa voix jeune et la lueur de ses yeux font oublier qu’elle est aussi vétéran.
Les vétérans d’aujourd’hui ont fait la guerre à l’âge de 17 ans. C’était cette période de la vie où l’on doit tomber amoureux et construire des projets d’avenir. Mais eux ont dû porter sur leurs épaules un poids d’une lourdeur insensée. À l’âge de 20 ans, ils étaient déjà des gens expérimentés et blasés qui occupaient des postes de commandement et recevaient des décorations.
Aujourd’hui, malgré leur âge et une mauvaise santé, les vétérans continuent de sillonner les écoles, collèges et universités. Les jeunes sont hypnotisés par leurs récits, les raccompagnent jusqu’à l’arrêt de bus, leur demandent de revenir. Quand l’histoire cesse d’être simplement un paragraphe dans un manuel, on commence à la ressentir comme sienne.
Crédit photo : Andreï Chrapran
Les Allemands avaient un grand aérodrome à côté de Voronej. Notre flotte aérienne à nous, en 1942, était encore faible et peu nombreuse. Tous les jours 20, 25, 30 avions nous survolent.
À partir de neuf heures du matin, parfois plus tôt. Méthodiquement, ils font un tour, un autre, un troisième. Ils frappent les premières lignes. Nous ne sommes pas loin, notre tâche est de ramasser les brûlés et les blessés. À chaque bombardement, on a l’impression que c’est terminé. Rondins, pierres, terre, même des voitures volent dans les airs. On a l’impression que rien ne peut en réchapper.
La première vague de bombardement passe, et la terre se met à remuer. Il y a évidemment des blessés, des brûlés. Et ça recommence toutes les deux heures. Quand tu travailles, tu ne remarques pas la peur. C’était un véritable travail, mais effrayant : une infirmière sur le front a les mains dans le sang jusqu’aux coudes. Les combats avaient lieu été comme hiver.
C’est beaucoup plus difficile de bander les blessés dans le froid, les soldats sont lourdement vêtus, il faut éventrer manteaux et pantalons, couper au couteau, avant de faire les bandages.
À la guerre, je me suis heurté pour la première fois à des choses étonnantes, j’ai découvert les possibilités cachées de l’homme. Peut-être que ça s’appelle l’intuition. Je vais vous raconter un exemple. Il fait jour. Ça bombarde. Les Allemands bombardent en cercles concentriques, se rapprochent de plus en plus. Ils sont presque au-dessus de l’infirmerie.
Pour nous protéger des bombes, nous creusions des abris en sape et nous y cachions, par groupes de trois. Et voilà que les avions entament un nouveau tour, et une force inouïe me soulève, je saute hors de la tranchée et cours comme une dératée à travers la clairière. A l’orée, une voiture, je me jette dessous. Je reste couchée. Je sens que le bombardement est terminé. Je me retourne et je vois que la tranchée dont je suis sortie n’est plus.
Une autre histoire, très différente. Un jour, on nous a distribué, aux infirmières, des capes imperméables américaines. Toutes fines, en bon tissu, mais nous nous ne savions pas comment travailler avec. Je ne sais plus qui a eu l’idée d’en faire des robes !
Nos amis les photographes de guerre, qui aimaient photographier, outre le quotidien sur le front, les filles-soldat, nous ont conseillé : « Demandez l’autorisation de vous rendre à l’état-major. Il y a un atelier spécialisé qui rapièce et fabrique les uniformes des officiers ». C’est ce que nous avons fait.
Sur place, tous les tailleurs étaient des hommes. Nous avons sorti les capes imperméables en demandant s’ils pouvaient en faire des robes. D’abord le tailleur a ri, puis a dit : d’accord.
Nous sommes reparties de l’atelier avec des robes, et sommes rentrées au village où nous stationnions. Le soir, nous avons mis les robes, agrémentées de foulards, chacune l’a attaché à sa manière. Les éclaireurs venaient souvent nous rendre visite à l’hôpital, en rentrant de mission. Quand ils rentraient. Et les voilà qui reviennent et n’y comprennent rien. Puis ils s’exclament : « Ah, les filles, que vous êtes belles ! ».
Crédit photo : Andreï Chrapran
Au début, j’avais peur. Tout à coup, je vois mon camarade couché à terre. Tué. Effrayant ! Et puis je n’ai plus eu peur. C’est comme si ton cœur se pétrifiait. Mais bien sûr tu te protèges des balles, des obus. Tu t’enfuis, tu t’enterres, tu te caches. La première arme du soldat, c’est la pelle.
Dès que ça se calme, tu as un peu de temps, tu creuses ta tranchée ! Parfois, ton trou est tellement profond que tu peux tenir debout dedans. D’autres fois, tu peux à peine tenir à quatre pattes. Les balles sifflent, les obus volent, et toi, tu es dans ta tranchée. « En avant ! », tu lâches tout, l’attaque commence.
Mais il ne faut lâcher ni ta pelle ni ton arme. Il faut tenir prête la mitraillette. Dès que tu l’installes, ça te fait déjà un bouclier. En même temps, l’obus, en tombant, il s’en fiche bien que tu aies un bouclier. Dès que l’Allemand t’a repéré, il faut quitter la position. Il tire au mortier.
Premier coup – trop court. Deuxième coup – trop long. N’attends pas la troisième fois, vas-t-en, il visera exactement là où tu es. Ça m’est arrivé, j’ai dû fuir. J’ai été repéré par un sniper. J’avais pas mis le nez dehors qu’il me tirait déjà dessus. J’ai été gravement blessé, envoyé à l’hôpital.
Un jour j’étais en faction près du gourbi du commandement. Quand l’ennemi nous survole, nous devons dire « Air ! ».
Je l’ai dit au commandant dans le gourbi. Il demande : « D’où ? ». Je réponds, de telle direction arrive un avion chargé (c’est-à-dire avec des bombes, ndlr). Lui : « On nous dit que c’est un avion à nous ». Moi : « Non ! c’est un avion ennemi ». Je connais mes signaux, les surfaces, les moteurs, les distances et la hauteur. On transmet : il est à nous, et moi j’insiste : c’est l’ennemi ! L’avion a été détruit.
J’en grelottais, presque convulsivement. Je me disais que je n’ai pas pu me tromper ! Nous avons étudié le bruit du moteur, je me souvenais de tout. La reconnaissance anti-aérienne, c’est une affaire sérieuse.
Mais un peu plus tard, le commandant du régiment est venu nous voir en demandant : « Où est votre éclaireur ? ». J’étais encore en faction. Il me dit : « Bravo, je suis venu vous remercier ». Nos éclaireuses s’étonnaient ensuite : l’avion était tout près, et ils n’entendaient toujours pas que c’était un avion nazi ?!
Crédit photo : Andreï Chrapran
Nous sommes arrivés à Nijni Tagil, avons chargé les chars et sommes partis en direction de Kharkov. Nous devions prendre d’assaut une des villes sur notre chemin, la traverser et nous fixer à l’autre bout. Près de la maison avec un tunnel, les Allemands ont touché notre tank au flanc avec un Pantzerfaust. Le tank a pris feu. C’était fini, il fallait fuir.
Le commandant du tank est sorti et a été abattu par un sniper. Pareil pour le tireur. Moi je suis resté tapi dans le tank. Il faisait chaud, l’essence coulait par le bas, commençait à s’enflammer. J’ai entrouvert la trappe pour prendre une gorgée d’air frais et j’ai vu l’Allemand qui semblait perdu, il devait penser qu’il avait tué tout le monde.
J’ai ouvert la trappe complètement, personne n’a tiré. J’ai sauté vite hors du char et me suis précipité dans le tunnel. Je n’étais presque pas armé, j’avais juste un pistolet allemand qui tirait à 25 mètres. Allongé dans le tunnel, j’ai entendu des pas. Je me tiens coi, le pistolet au poing. Le tank brûlait en éclairant un coin du tunnel devant moi.
J’ai vu une ombre. C’était l’Allemand qui s’avançait. Quand il est arrivé à ma hauteur, j’ai tiré. J’ai arraché sa mitraillette, ça y est, j’étais un héros. J’ai marché dans la direction de nos troupes, pour rattraper la colonne.
En 2000, pour le 60e anniversaire de la Victoire, une délégation de vétérans est allée en Allemagne. J’en étais. Nous sommes allés partout, dans les cimetières aussi. On s’occupe tellement bien des tombes de nos soldats là-bas ! Il y a de nombreux monuments nominaux, tous protégés par l’État. Et je n’ai remarqué aucune animosité à notre égard. J’en n’éprouvais pas non plus.
Crédit photo : Andreï ChrapranMon jour le plus heureux ? Le 27 janvier. Le jour de la percée du blocus de Leningrad. J’étais mécanicien d’un avion Il-2 du 999e régiment d’assaut aérien. Le 27 janvier, un feu d’artifice a été tiré pour informer que le siège de Leningrad était levé. Le jour le plus triste, c’était un 14 décembre.
Ce jour-là, nous avons été touchés. La bougie a été percée. L’essence coulait. Je volais à la place du tirailleur et n’avais même pas de parachute. Tout d’un coup j’ai senti quelque chose de chaud couler sur mon corps. J’avais été touché, je perdais du sang, ma tête tournait.
Nous avons réussi à atterrir tant bien que mal. Le pilote a été emmené, et moi on m’a placé à l’infirmerie, on m’a fait des piqûres. Pas de transfusion sanguine, alors que j’en avais besoin. Je me suis reposé pendant trois jours et c’est tout.
D’où nous viennent nos forces aujourd’hui ? Nous aimons notre patrie. Nous l’avons défendue. Mon père est mort à Stalingrad, mon oncle est mort. Pourquoi je suis devenu professeur d’histoire après la guerre ? Pour raconter la victoire, l’exploit, l’honneur, la dignité.
J’explique aux enfants : « Ce que nous vous laissons en héritage, ce ne sont pas des maisons, des datchas, des dollars. Nous vous laissons en héritage nos propres enfants auxquels nous avons donné naissance, que nous avons éduqués ». Bientôt nous ne serons plus, et ce sera fini. C’est pourquoi je répète aux écoliers : « Bientôt, vous verrez un vieillard couvert de médailles, le dernier combattant de la planète. Regardez-le bien, tant qu’il n’est pas trop tard ».
Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.
Abonnez-vous
gratuitement à notre newsletter!
Recevez le meilleur de nos publications directement dans votre messagerie.