Difficile d'élever une Silicon Valley en partant de zéro

Source : www.hse.ru

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Jacques-François Thisse, professeur d'économie à l'Université Catholique de Louvain et à l'Ecole nationale des ponts et chaussées, exprime son point de vue sur le projet de « Grand Moscou ».

Que pensez-vous de l'idée du «Grand Moscou» ?

 

Le projet du Grand Moscou, comme celui du Grand Londres ou du Grand New York, est en soi un projet intéressant. Mais il ne suffit pas d'imaginer un concept global, l'important est d'investir dans ce projet. Dire « nous voulons un Grand Moscou », sans entrer dans les détails, revient à ne rien dire du tout. Tout dépend de ce que vous voulez faire de ce projet.

 

 

Dans chaque ville, il existe des zones urbaines pauvres. Cela n’a aucun sens de leur renvoyer mécaniquement les décisions prises depuis le centre. Il est important de saisir ce qui s'applique à leur cas.

 

Pour améliorer le niveau de vie ou le niveau d'éducation dans ces quartiers, il est indispensable d'être proche de la population. Tout dépend donc de ce que vous envisagez de faire. Mais on ne peut pas simplement se contenter de dire que le Grand Moscou est une bonne ou une mauvaise idée. C'est un instrument, et tout dépendra de la façon dont il sera utilisé.

 

Quelles sont, selon vous, les directions possibles et les moments clés dans la stratégie de développement de Moscou ?

 

Vous savez, je vois un problème qui ne se réfère pas directement à Moscou, mais qui, me semble-t-il, joue un rôle important. Moscou exporte peu sa production. L’économie russe est trop liée aux ressources naturelles comme le pétrole, le gaz, etc. Il faut développer de nouveaux secteurs de production, des produits de qualité que la Russie pourra proposer tant sur le marché intérieur qu’extérieur. Et le Grand Moscou, ou le Grand Saint-Pétersbourg, sont sans doute de bons points de départ pour lancer cette stratégie.

 

Il s’agira d’un véritable espace pour créer une politique industrielle de haut niveau. Le Japon et la Corée du Sud suivent cette politique industrielle. Des petits Etats comme Hong Kong ou Singapour aussi. Elle a également fait son apparition en Chine. Mais l'Europe de l'Est cherche à diffuser cette certitude naïve qu'elle n'a pas besoin de politique industrielle. C'est une erreur.

 

Bien sûr, il ne s'agit pas de s'inspirer d’une politique industrielle soviétique. Mais le gouvernement a besoin de spécialistes, de scientifiques et d'hommes d'affaires capables d'évaluer le niveau actuel des affaires, et d'élaborer une stratégie adaptée. Dans ce contexte, l'existence de grandes villes énergétiques est un atout. A Moscou, les lieux de travail se concentrent surtout dans le centre de la ville, tandis que de nombreux salariés vivent en banlieue.

 

Passer d'une ville monocentrique à un format polycentrique peut être une bonne solution, c’est-à-dire un centre principal, et d'autres centres secondaires. Et même si leur importance est moindre, ils permettent néanmoins de décentraliser les lieux de travail et de réduire le temps de trajet des salariés. Aux Etats-Unis, certaines grandes villes ont adopté ce modèle, comme Los Angeles. Le polycentrisme urbain est une façon de lutter contre la congestion des villes. A Moscou, le système de transport est surchargé, il faut faire quelque chose. Une des solutions serait déjà l'amélioration du système de transport. Mais d'autres solutions peuvent s'avérer encore plus efficaces : par exemple, bâtir des quartiers d'affaires excentrés. Je ne connais pas très bien la situation moscovite, mais il ne semble pas inutile de construire quelques petites villes autour de Moscou. Cela permettrait aux gens, d'une part, de rester proche de la capitale, et d'autre part, de dépenser moins d'argent dans les logements. Et les entreprises y gagneraient aussi sur les prix de la location des bureaux. Enfin, cela permettrait de réduire les coûts de transport, puisque les gens vivraient à côté de leur lieu de travail.

 

Bien sûr, le gouvernement doit participer à cette stratégie (c’est de lui que l’initiative doit venir), mais les actions concrètes doivent émaner des individus. Ces quartiers d’affaires doivent être capables d’attirer des businessmen. Les décisions du gouvernement seules ne suffisent pas. Et pour que ces zones décentralisées aient du succès, elles doivent être coordonnées avec ceux qui sont prêts à y développer leurs activités.

 

Ce modèle existe-t-il en Europe ?

 

Aujourd’hui, beaucoup de gens viennent travailler à Paris, mais aussi autour de Paris, où de nombreuses villes émergent et se développent. Le loyer à Paris est très élevé, ce n’est pas donné à tout le monde de s’y installer. D’autant que certaines personnes choisissent parfois de gagner moins en travaillant dans la banlieue, pour économiser sur le temps de transport, que ce soit le métro ou les trains de banlieue.

 

Il y a quelques années, on a assisté en Russie à de nombreuses discussions sur l’idée de créer à Moscou et à Saint-Pétersbourg des pôles de créativité, à l’image de ce qui se fait en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Qu’en pensez-vous ?

 

C’est évidemment une tâche difficile. C’est facile de dire « nous voulons avoir une Silicon Valley ». Tout le monde le veut. Mais si on regarde la vraie Silicon Valley, c’est évident qu’elle ne s’est pas créée selon un plan préétabli, mais qu’elle s’est développée d’elle-même, au cours de l’histoire, selon un schéma parfaitement décentralisé. En réalité, il n’existe pas tant de pôles scientifiques que cela. Les gens doivent comprendre comment marchent les universités. Regardez, par exemple, la Russie. Les universités russes, comme en France, sont très conservatrices. Il serait donc sans doute plus efficace de mener une réforme fondamentale du système universitaire que de créer un nouveau pôle de créativité. C’est seulement après, lorsque les universités seront déjà sur la voie de la modernisation, que l’on pourra se dire : « et maintenant, formons un centre de recherche spécialisé dans telle ou telle région ». Mais on ne peut pas partir de zéro, car les gens ne suivront pas, ils ne seront tout simplement pas intéressés.

 

La réussite d’un centre de recherche est fondamentale pour pouvoir chaque jour attirer des nouveaux venus. Des gens qui viendront parce qu’ils savent qu’ils s’y sentiront bien. Ce qui sous-entend qu’il y aura des cafés, des piscines, des endroits où ils pourront se retrouver entre amis, jouer au tennis. La Silicon Valley propose tout cela. Mais ça n’a jamais figuré sur un plan. Au contraire, cela s’est développé par en bas.

 

Quelques questions concernant votre visite à Moscou et votre travail à Saint-Pétersbourg. Vous avez collaboré cet automne avec l’Ecole supérieure d'économie de Moscou. Quels sont vos premiers résultats ?

 

Nous avons débuté notre coopération en novembre-décembre derniers. C’est une équipe totalement nouvelle. Les gens doivent d’abord apprendre à se connaître.  Nous ne pouvons pas débuter les recherches sans des bases solides. Il faut d’abord faire connaissance, apprendre à se faire confiance, etc. Tout cela prend du temps. Certes, il y a quelques jeunes collaborateurs sur lesquels nous fondons de grandes espérances. Mais ils doivent d’abord apprendre le métier de la recherche.

 

Il faut que les gens discutent de leurs idées. Cela prend du temps. Mais pour l’instant, tout se passe bien. Nous avons déjà publié certains travaux, et pour le reste, ce n’est pas si mal. Mais nous avons encore besoin de temps pour développer tout ça. Et puis, de nombreuses universités russes ne sont pas au courant de ce qui se passe dans les autres pays. Les jeunes étudiants doivent encore acquérir des connaissances. Premièrement, ils doivent impérativement avoir une bonne maîtrise de l’anglais (pour certains c’est un problème). Deuxièmement, ils doivent assister à des conférences à l’étranger, rencontrer et discuter avec leurs collègues étrangers. Troisièmement, ils doivent être capables de rédiger des travaux de recherche. Une seule bonne idée ne suffit pas. Il faut ensuite apprendre à présenter cette idée, l’exposer devant un public, et à l’écrit. C’est ce que j’essaie de leur apprendre. C’est une méthode faite d’essais et d’erreurs, qui demande beaucoup de travail personnel. Bien sûr, je peux conseiller, mais ils doivent eux-mêmes comprendre comment y parvenir.

 

Jacques-François Thisse est professeur d'économie au CORE (Center for Operations Research and Econometrics), à l'Université Catholique de Louvain et à l'Ecole nationale des ponts et chaussées.

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