Mikhaïl Efremov est l'un des acteurs de cinéma les plus populaires du pays. Crédits photo : Kommersant
La Russie était un tout autre pays, il y a un an, quand le premier épisode du « Poète citoyen » a été diffusé sur la chaine de télévision indépendante Dojd (diffusée essentiellement sur le Net). L’acteur Mikhail Efremov, les bras croisés, en costume du XIXe siècle, arborant un pince-nez, se tenait devant un portrait froissé du poète Nikolaï Nekrassov.
À coup de rimes mordantes et drôles, en imitant la versification du poète
Nekrassov, l’acteur Efremov déclamait une ode à Natalia Vassilieva, l’attachée
de presse du tribunal qui venait de condamner Mikhail Khodorkovski pour la
deuxième fois. Dans une interview, la jeune femme avait avoué que le juge avait
subi des pressions : « Nous les hommes, nous avons noyé notre honneur et notre
dignité dans la vodka / La femme russe Natacha Vassilieva a dit toute la
vérité. Elle nous donne espoir » , récitait Efremov. En quelques heures à
peine, la vidéo est devenue le lien le plus regardé sur l’internet russe.
Le « Poète citoyen » était
né, enfanté par trois créateurs. L’écrivain et humoriste brillant et
chroniqueur pour les journaux russes, Dmitry Bykov, relate l’actualité en
pastichant de grands poètes, de Pouchkine à Poe. Ils sont récités par l’acteur
Mikhail Efremov, connu pour être un opposant invétéré au pouvoir, grimé en ces
poètes. La production est assurée par Andrei Vassiliev, qui a longtemps été le
rédacteur en chef du journal indépendant Kommersant .
Le trio a été acclamé presque à l’unanimité. Les Russes ont été cruellement
privés de satire sur le régime de Poutine. Pour le célèbre journaliste Iouri
Saprykine, le « Poète citoyen » est devenu le dernier refuge de l’opposition,
émasculée par le régime, et incapable de s’en moquer pendant des années. Pour
d’autres, le projet s’inscrivait dans la continuité des « Koukly » (les « guignols de l’info » russes), qui avaient moqués les oligarques et les
politiciens depuis 1994, mais ont été supprimés par Poutine en 2002.
La chaîne Dojd, elle, n’a pas réussi à soutenir l’aventure. Le sixième épisode
qui relatait une dispute entre Poutine et Medvedev a provoqué une confrontation
entre les artistes et les diffuseurs quant aux intentions de la satire. Mais
cette dispute a eu pour seul effet de rendre le projet encore plus populaire.
La radio Echo de Moscou et le portail « F5 » ont décidé de l’accueillir, et
toutes les semaines, chaque épisode était désormais regardé par des centaines de
milliers de russes.
Face à ce succès, le trio a monté les sketches en spectacle vivant. Après
quelques représentations à Moscou, l’équipe est partie en tournée dans les
provinces, à l’automne dernier. Le projet a été vivement critiqué pour avoir
reçu le soutien financier de l’oligarque et candidat à la présidence Mikhaïl
Prokhorov. Bykov s’est défendu dans les pages d’un journal. Partout, il
entendait : « Qui a donné l’ordre ? Qui vous paye ? Ce ne serait pas le Kremlin ? » Pour l’écrivain, c’était symptomatique d’une société malade, celle créée
par le régime de Poutine. « On nous demande qui nous a donné le droit ? Notre
réponse : personne. Nous n’avons pas demandé ! » C’était précisément pour
rompre avec cette mentalité enracinée de passivité et de cynisme que le trio a
décidé de sillonner le pays.
La fin de l’icône Poutine
Les gens reçoivent-ils quelque chose de
radicalement nouveau de la part du « Poète citoyen » ? Evidemment non. Les
auteurs s’amusent avec des faits largement connus de ceux qui veulent savoir,
qu’il s’agisse de la conviction illégitime de Khodorkovski, des différends
entre les membres du tandem au pouvoir, ou de la possibilité que le printemps
arabe se répande en Russie.
Le « Poète citoyen » adresse davantage ce que ressent l’homme de la rue en ce
moment. Pendant douze longues années, les médias d’État ont présenté Poutine
comme l’icône du peuple. Les poèmes de Bykov sont comme un antidote à cette
propagande. D’épisode en épisode, ils œuvrent à discréditer la sainteté du
régime, en détrônant Poutine, Medvedev, les services de sécurité, les
procureurs et les juges. Oui, on doit pouvoir, on est obligé même, de rire des
deux leaders du pays, clamait le « Poète citoyen », en creusant le sillon pour
les manifestations des dernières semaines. Via l’internet, des radios et des
théâtres, ce message a été porté dans la rue à travers tout le pays, sous forme
d’affiches et de slogans. Le message consiste en ceci : personne n’est
sacrosaint, pas même Vladimir Poutine.
C’est donc tout à fait logique que Bykov participe aux manifestations de masse et que le « Poète citoyen » fasse sa dernière apparition à Moscou le 5 mars, le lendemain du scrutin présidentiel. « Il y aura une autre réalité après cela, qui nécessitera un nouveau projet », commente Bykov.
Crédits photo : Ria Novosti |
Ils réagissent au projet « Poète citoyen »
Dima Bykov et Mikhaïl Efremov expriment clairement leur point de vue. C’est énorme ce qu’ils font. Leur humour intransigeant est bien plus efficace que toutes les manifs » .
Lia Akhedjakova, actrice
« C’est juste mignon et sympa, rien d’extraordinaire. C’est une forme simpliste, très soviétique, d’interpréter l’actualité en vers. Pour moi, c’est du déjà vu, mais c’est quand même pas mal et drôle ».
Garik Soukatchev, musicien, leader du
groupe Neprikasaemye (Les intouchables)
En Russie, beaucoup de gens ont tendance à voir des manipulations partout. Ces gens restent passifs, se considèrant eux-mêmes comme des incapables, et ils voudraient que tous soient pareils. En ce moment, Dmitri Bykov et Mikhaïl Efremov sont en tournée avec leur fabuleux spectacle, où ils déclament leur poèmes caustiques. Et naturellement la rumeur veut qu'ils soient eux aussi des marionnettes du pouvoir».
Zakhar Prilepine, écrivain
J’entends constamment parler du manque de liberté d’expression. Mais, je ne vois pas de quoi il s’agit. Prenez le projet talentueux et caustique de Dima Bykov et Mikhaïl Efremov, « Poète citoyen ». Sous Staline, ils auraient été exécutés, sous le régime soviétique, ils auraient été envoyés à l’asile, sous Poutine ils font salle comble. Que demander de plus ? »
Pavel Sanaev, écrivain
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