Les employés de bureaux vs. les autres

Image de Natalia Mikhaylenko

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En 2012, la Russie va-t-elle suivre la voie des révolutions de velours, plus ou moins douces ? Evidemment, personne n’a de réponse à cette question, tandis que les tendances déjà amorcées permettent d’envisager une variété de scénarios d’avenir.

Le mouvement de protestation qui a surgi à la surprise générale après les élections législatives aux résultats contestés du 4 décembre, et qui s’est matérialisé dans deux manifestations massives, sans précédent à Moscou ces quinze dernières années, s’est ensuite « retiré » en vacances pour les fêtes de fin d’année. Le silence politique qui s’est installé partout en Russie de la fin décembre à la mi-janvier peut faire retomber la tension. Les « révolutions » qui sont réellement arrivées à maturité et devenues inévitables, en général, ne prennent pas de vacances. En ce sens, il est peut-être trop tôt pour parler d’une telle convulsion en Russie.

Qui plus est, une série d’autres facteurs peuvent empêcher les protestations de masse de prendre encore de l’envergure. Tout d’abord, le manque d’organisation et les dissensions internes au mouvement de contestation. Jusqu’à présent, le principal moteur est l’irritation de ceux que l’ancien idéologue du Kremlin, Vladislav Sourkov, a désigné de « citadins en colère ». Ces gens qui sont le produit des années relativement fastes du régime poutinien sont mécontents aujourd’hui du style politique des dirigeants. La nouvelle génération de la classe moyenne russe ne conteste pas seulement les résultats des dernières élections (grossièrement falsifiées), mais considère aussi que le système des partis qui s’est formé ne reflète pas ses opinions politiques. Et de fait, tous les partis au parlement opposés au parti du pouvoir Russie unie – les communistes, les nationalistes du LDPR, les socialistes de Russie juste – ne reflètent pas le spectre des idées réellement dissidentes. Qui plus est, une fois qu’ils ont obtenus à la Douma plus de comités que par le passé, ces partis se sont rapidement désolidarisés de la rue. On peut affirmer avec certitude qu’il n’y aura ni union ni même coordination entre les protestataires et l’opposition parlementaire.

Objectivement, pour réussir, l’opposition de rue doit aujourd’hui coordonner elle-même ses actions, et créer à cette fin un nouveau mouvement puissant, puis un parti, instrument de la lutte politique pour défendre ses intérêts.

Et le pouvoir, semble-t-il, en faisant de véritables concessions sous la pression des manifestations de masse, est en train de créer de ses propres mains les conditions légales nécessaires. Avant, pour fonder un parti, il fallait rassembler 50 000 membres dans une majorité de régions, désormais il suffit de réunir 500 partisans dans dix régions, n’importe lesquelles. La procédure a été simplifiée, presque trop. En tenant compte de l’incapacité chronique de l’opposition démocratique à s’entendre, on peut pronostiquer l’apparition très prochaine de dizaines de nouveaux partis-nains, tous en compétition les uns avec les autres, pour attirer l’ « électeur opposant ». Et comme personne n’a annulé la barre des 5% pour entrer à la Douma, le vote dissident atomisé risque de ne pas se retrouver représenté au parlement une fois de plus. C’est déjà arrivé dans le contexte de multipartisme des années 1990, quand la moitié des électeurs n’ont pas retrouvé leurs représentants sur les listes des élus. Néanmoins, l’existence même sur l’arène politique d’un parti « bien à soi » peut permettre de contenir les protestations populaires : les partis-nains peuvent jouer le rôle de soupapes de sécurité.

Mais la principale faiblesse de la protestation en Russie aujourd’hui est l’absence de leaders évidents, de l’envergure de Boris Eltsine dans les années 1980. Le milliardaire Mikhaïl Prokhorov ne convient pas pour le rôle. Et pas seulement parce qu’en Russie on n’aime pas les riches, surtout ceux qui ont bâti leur fortune grâce aux privatisations sauvages des années 1990, mais aussi parce que Prokhorov lui-même ne s’est pas vraiment imposé comme un leader politique fort. Son expérience éclair de chef du parti Juste cause, en 2011, a révélé un grand nombre d’erreurs dignes d’un dilettante.

L’ancien ministre des finances Alexeï Koudrine, qui manifeste de plus en plus ouvertement  ses ambitions politiques, ne convient pas non plus au poste de meneur de foule : il a trop longtemps travaillé au côté de Poutine et ne cache pas la nature amicale de leurs relations. Certains analystes parlent de la montée d’une nouvelle « étoile » de la vie politique russe, le célèbre blogueur Alexeï Navalny, qui s’est fait connaitre grâce à sa lutte contre la corruption dans les corporations d’État, mais qui demeure peu connu au-delà de la blogosphère. En outre il effraye de nombreux représentants de l’opposition par ses opinions ouvertement nationalistes.

En l’absence d’un ou plusieurs leaders reconnus, la contestation de rue risque de s’essouffler. Elle peut aussi être affaiblie par l’absence d’une plateforme unique au sein de l’opposition. Tous ces gens sont mécontents du premier ministre Vladimir Poutine et du président de la commission électorale Vladimir Tchourov, mais ils ne sont parvenus à aucun consensus quant à l’avenir du pays, sur ce qu’il faut faire et comment s’y prendre. L’élaboration d’une stratégie, d’un programme et d’une tactique pourrait être le fait d’un nouveau parti, mais il faudrait pour cela que les représentants de l’opposition s’attèlent à la tâche ennuyeuse d’en organiser un, tout en accomplissant des miracles de tolérance et de disposition au compromis.

Il y a d’autres circonstances encore. La classe moyenne moscovite, relativement repue et vivant confortablement, et les employés de bureaux (« plancton de bureau »), qui sont sortis dans la rue en décembre, n’ont toujours pas été rejoints par les couches plus larges de la population, sur le soutien desquelles Vladimir Poutine peut toujours compter à l’élection présidentielle. Le premier ministre n’est pas encore véritablement entré en campagne, mais il possède d’ores et déjà une avance significative sur les autres candidats. La côte de popularité de Poutine est de 40%, celle de son premier concurrent, le communiste Ziouganov, est de 10%. Ce qui permet de présager une victoire de Poutine au premier tour le 4 mars, même à la suite d’un décompte relativement honnête des bulletins.

Le pouvoir de Poutine n’a donc rien à craindre, dans l’avenir proche. Les véritables difficultés commenceront après les élections, et ne seront pas tant liées aux mouvements de protestation des « citadins en colère » à Moscou ou Saint-Pétersbourg, qu’à l’aggravation des problèmes économiques dans le pays et la nécessité de prendre des décisions impopulaires au nom de la modernisation de l’économie et des infrastructures vieillissantes héritées de l’URSS. Très rapidement, le pouvoir risque d’être contraint d’augmenter les impôts et l’âge de la retraite, et se heurtera à la difficulté de remplir ses obligations sociales dans un contexte de dégradation de la conjoncture mondiale et de baisse des prix du pétrole. Mais ces problèmes-là, ce n’est pas pour 2012, c’est pour plus tard.

Gueorgy Bovt est politologue.

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