Un demi-siècle de photos

Crédits photos :  Genady Kopossov

Crédits photos : Genady Kopossov

En novembre, Moscou a accueilli l’exposition Russ Press Photo, un projet de grande envergure regroupant les œuvres de tous les lauréats russes et soviétiques ayant participé au concours international de photojournalisme World Press Photo, de 1955 à 2010. L’exposition se poursuit du 7 janvier au 14 février 2012.

Au cours des 55 années qui suivirent la création du concours WPP, ce sont plus de 89 photographes russes et soviétiques qui ont reçu au total 133 médailles et récompenses. L’Oeil d’or et la médaille d’or ont été remises à 45 d’entre eux.

Aujourd’hui, beaucoup évoquent un « culte de la violence » qui aurait gangrené le concours World Press Photo. Auparavant, les critiques soviétiques du photojournalisme employaient ces mêmes termes à propos de leurs collègues occidentaux se délectant face aux horribles évènements. Au début des années 60, le magazine mensuel Photos soviétiques de Marina Bugaeva appelait à participer au concours d’images pleines d’optimisme et de joie, pouvant illustrer le mode de vie soviétique. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle s’aperçut que le jury, n’y prêtant pas la moindre attention, se focalisait sur tous les sujets catastrophes, incendies et autres cataclysmes.

Iouri Kozyrev. Prise portraits. 2008.

« Marina a été très indignée », se souvient Viktor Akhlomov, membre du jury WPP de 1983 à 1985. « Quelqu’un a expliqué à notre collègue qu’à cause du rideau de fer, la profession de photojournaliste était devenue identique à celle d’un dentiste : certes il fait mal, mais au final, il soigne. Le journaliste doit attirer l’attention de la société civile sur les points faibles de notre planète. Cette année-là, c’est « La fiancée » de Maya Okushko qui a remporté les faveurs du jury dans la catégorie « vie quotidienne » : le visage d’une jeune fille souriante, prise de derrière l’épaule de son mari. C’est ainsi qu’a commencé le mythe des photos d’horreur des reporters occidentaux, quelque peu atténuées par la joie et l’allégresse soviétiques. Et cela a duré presque jusqu’à la fin des années 80.

Transformer la réalité soviétique

L’URSS réécrivait et censurait non seulement son passé, mais dénigrait son présent, avec toutes les répercussions que cela pouvait avoir sur la profession. Les photographes ne faisaient plus de reportages, mais de l’art. L’important n’étant plus d’être présent au bon moment au bon endroit, mais de transformer la réalité en un beau paysage.

1963. Maya Okochko.

Le sport et l’art étaient les thèmes des prédilection des photographes soviétiques en période de stagnation. Sans oublier, bien sûr, les magnifiques représentations de la « vie quotidienne » : des portraits de vieillards du Caucase, des scènes de chasse à la zibeline, les premiers pas d’un enfant, le travail d’un cardiologue, le mariage, la naissance, les ours blancs du zoo, un singe qui frémit face à la seringue d’un vétérinaire... Autant de thèmes récurrents sur les photos de l’ère soviétique.

« A l’époque, les œuvres soumises pour le concours passaient par le Syndicat des journalistes », explique Sergueï Vassiliev, plusieurs fois lauréat de l’Oeil d’or (il a obtenu le premier prix à plusieurs reprises). « Il y avait une section photo qui nous envoyait des invitations, et nous, on leur renvoyait nos photos qui étaient étudiées par la commission à Moscou. Il fallait correspondre au format de l’exposition, et aussi passer les « trois points de contrôle » : la censure, le KGB, et je ne sais encore quoi... »

1989. Ivan Kurtov.

Sergueï Vassiliev est un photographe hors pair : toutes ses photographies ont été prises à Tcheliabinsk, sa ville natale. Ancien policier, il a commencé comme amateur puis a proposé ses photos aux journaux locaux. Son travail lui a permis de photographier la « Vie en détention », une série qui retrace la vie et les rituels des détenus. Des photos qui ne sont apparues au concours WPP qu’en 1990, et que la Russie a enfin pu découvrir. Dans les années 70-80, Sergueï Vassiliev a également reçu le prix de la  « Photographie de la vie paisible et heureuse », grâce à sa série « Naissance de l’être humain», prise en 1975 dans une maternité de Tcheliabinsk, et qui présente des ventres et des seins nus, symboles de la maternité.

« Bien que selon les règles du concours, les photographies de nu étaient exclues, mes travaux n'ont jamais été rejetés », raconte Sergueï Vassiliev. « Je n'ai jamais senti de pression quelconque, de quelque côté que ce soit : ni de la part du parti soviétique, ni de la censure, ni des rédacteurs en chef du journal pour lequel je travaillais ».

Chasseurs de sensationnel

« Aussi longtemps que nous vivions dans ce pays où rien ne se passait, il nous était impossible d'apporter notre contribution en photographiant des évènements sanglants », témoigne la photographe et lauréate du prix WPP, Viktoria Ivleva. « Dès qu'il se passait quelque chose dans le pays, nous nous jetions sur l'évènement en question ». 

2004. Iouri Kozyrev


Viktoria a reçu l’Oeil d'or en 1991, pour sa photographie en noir et blanc intitulée « Inside Tchernobyl ». C'est justement avec la catastrophe de Tchernobyl que les photographes soviétiques, puis russes, ont fait leur entrée dans la liste des reporters de grands évènements tragiques. Ils ont risqué leur vie, ont fait preuve d'héroïsme, et finalement, ont fait le même travail que les reporters occidentaux alors qualifiés de « chasseur de sensationnel ». 

Nombreuses sont les photos des lauréats qui ont eu un impact sur l'opinion publique et sur la censure d’URSS. C’est ce qui s’est aussi produit avec l'œuvre d'Ivan Kurtov, qui a remporté le prix dans la catégorie « Vie quotidienne ». Sur la photographie, quatre élèves officiers saluent un vétéran amputé des deux jambes, se déplaçant sur une simple planche équipée de roulettes. L'auteur se souvient qu'à l'époque, lorsqu'il a rencontré Anatoli Gomblievski, il a immédiatement voulu faire un reportage sur lui, mais à Leningrad, aucun journal n'en voulait. Mais les rédacteurs moscovites ont immédiatement envoyé les photos à WPP.

« Le lendemain, le journal Leningradskaya Pravda publiait ma photo en première page, sous le titre : ‘Notre camarade et compatriote victorieux’», se souvient-il. « La photo est alors parue dans plusieurs journaux de Russie, et à la veille du 9 mai (jour de commémoration de la victoire de la guerre, ndlr), la censure est tombée. Partout, on voyait des photos de vétérans invalides, ou même de simples invalides, qui n'avaient jamais eu leur place dans les journaux soviétiques. Durant toute la période des années 90 et 2000, les professionnels de la photo, tout comme les amateurs, ont découvert le présent, montrant et regardant ce qui auparavant était interdit. Et aujourd'hui encore, nous représentons une nouvelle réalité, différente de celle dans laquelle nous avons grandi, et à laquelle nous sommes habitués. »

Cette nouvelle réalité, si éloignée de la vie radieuse soviétique, choque en Russie. Comme s'il s'agissait de retouches de mauvais goût de la part de l’auteur, toujours à la recherche d'évènements sensationnels. Les nouvelles séries retracent les enfants des prisons, les révolutions en Géorgie et en Azerbaïdjan, la chute de l'URSS, la guerre en Tchétchénie, les actes terroristes et les prises d'otages, un Nouvel An à l'hôpital psychiatrique (le patient est assis sur son lit, un chapeau de clown sur la tête), ou Boris Eltsine exécutant sa danse de campagne pré-électorale.

La dernière photo russe qui a été retenue pour le concours WPP est un témoignage de la tragédie de Beslan, lors de la prise d'Otage d'une école en Ossétie du Nord en 2004, prise par Iouri Kozyrev. Il a également reçu le tout dernier prix russe pour le portrait d'une femme irakienne, avec son fils, venant de perdre son mari (2008). Cette année, deux autres Russes ont remporté respectivement le deuxième prix dans la catégorie « Sport » (Alexandre Taran), et le troisième prix dans la catégorie « Nature » (Alexeï Bushov).

Le sport et l'art, deux disciplines qui semblent redevenir un point fort. Tout comme dans les années 70 ou 80. Mais aujourd’hui, ce n'est plus une question d'idéologie ou de restriction de la profession. C'est tout simplement la contradiction entre notre perception contemporaine de la photographie et la violence du sujet photographié, toujours plus présente dans le concours WPP. Cette contradiction est peut-être générationnelle : nos plus grands photographes rapportent des clichés du monde entier, sur les sujets les plus difficiles, mais sortent d'une autre école, de la période soviétique, hostile à ce minimalisme noir si populaire chez les jeunes photographes d'aujourd'hui.

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