Crédits photo : Rouslan Soukhouchine
Il se trouve dans notre milieu journalistique moscovite que si tu es une personne respectable et consciencieuse, les manifestations de Bolotnaïa (10 décembre, ndltr) et de Sakharov (24 décembre, ndltr) tu en parles soit en bien, soit pas du tout. Je ne suis pas une grande adepte des manifestations et actions de rue en général, indépendamment de leur idéologie, slogans ou programme. Je n’aime pas faire partie d’une foule. C’est pourquoi je ne vais pas manifester et n’irai pas.
Il n’empêche que je trouve juste cette règle non écrite (soit en dire du bien, soit se taire) parce que les gens qui ont participé aux protestations sont très différents. Pour la plupart, il s’agit, je l’espère, de gens normaux, sophistiqués, décents, qui ne sont pas apathiques et qui ont été injustement offensés, d’abord par des actes, puis par des mots. C’est pourquoi je ne vais pas disserter sur ceux qui sont descendus dans la rue. C’est leur droit, et ils s’en sont servis avec dignité.
Mais la manifestation avait aussi ses héros. Le 24 décembre, comme beaucoup de mes collègues, j’étais à la rédaction. J’ai suivi la manifestation en direct sur Internet. Et je peux affirmer avec certitude que le meilleur moment, c’était la chanson « Changements » du groupe Kino, avant que le meeting ne débute. Quand les orateurs sont sortis sur scène, je me suis sentie comme au théâtre, où, à de rares exceptions près, je ressens une certaine gêne, surtout si je vois bien la scène. Je ne me sens pas à l’aise quand des gens adultes se comportent comme des enfants et n’ont pas l’air sérieux. Pareil pour le meeting : au début, j’étais un peu mal à l’aise en entendant tous ces grands mots pleins de sens, puis à cause des manières des orateurs. Et plus ils parlaient, plus j’avais envie de baisser le son.
Le seul dont le discours peut être qualifié d’éclatant, c’est Alexeï Navalny. Un gars sympathique, élancé, talentueux, et, je suppose, très sûr de lui. C’est pourquoi si Alexeï Navalny se produisait sur scène, j’irai. Mais je ne voterai pas pour lui. Parce qu’Alexeï Navalny est un politicien carriériste cynique et imbu de lui-même. C’est ce qui m’a semblé, en tout cas.
J’ai décidé d’écrire sur les héros de la manifestation. Depuis mes années universitaires et l’ouvrage de Thomas Carlyle Héros et culte des héros, j’ai une foi romantique en ce que toute histoire, personnelle comme étatique, est composée de personnages remarquables, de héros. « Dans le culte que l’homme, d’une façon ou d’une outre, voue aux héros, dans notre vénération éternelle pour les grands hommes, je vois un roc vivant au cœur de tous ces naufrages, le seul point stable de notre histoire contemporaine révolutionnaire », écrivait Carlyle. Et bien que nous vivions dans un monde de désacralisation des héros et de gonflage cybernétique de notre propre ego, nous avons néanmoins besoin de héros, de références, ou tout simplement de gens sur lesquels on voudrait s’aligner. C’est normal et naturel. Sauf que moi, je suis en manque de ce genre de héros. Je ne les vois ni parmi ceux qui ont pris la parole pendant le meeting ni parmi ceux qui sont au pouvoir.
A mon avis, l’absence de héros est l’un des problèmes les
plus graves de notre société. Les héros sont sollicités et par la foule et par
chacun de nous pris séparément, mais ils n’y en a pas, et ceux qui sont là
s’avèrent être des faux. Ce n’est pas qu’il n’y a plus du tout de héros, il y
en a, mais nos représentations sont tronquées. Nous poussons avec enthousiasme
sur le piédestal celui qui nous a séduits par une première impression, puis
nous nous mettons nous-mêmes à le siffler. Mais la façon dont une société
« fabrique » des héros reflète les qualités de cette société. En
critiquant le pouvoir ou l’opposition, nous oublions que nous sommes tous ces
gens. Poutine ou Navalny sont des manifestations de nous-mêmes. Et le fait
qu’ils existent, chacun dans son statut, illustre ce qu’est véritablement notre
société.
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