François Esculier : « la bataille mondiale pour le leadership numérique fait rage en Russie »

Crédits photo : East-West Digital News

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François Esculier, ancien vice-président exécutif chargé des opérations mondiales du groupe Mail.ru, a obtenu un siège au conseil d’administration de CollectionPrivee.ru, entreprise privée spécialisée dans la vente de produits de luxe. Il a récemment partagé avec East-West Digital News sa vision du développement du secteur de l’internet russe, tout en donnant son avis sur les problèmes de management rencontrés par les acteurs nationaux ainsi que sur les stratégies en ligne que les marques internationales devraient adopter en Russie.

Comment un Français est-il devenu vice-président d’un des plus grands groupes internet russes ?

Je travaille en Russie depuis longtemps. Avant de me lancer dans l’industrie de l’internet, j’ai dirigé des sociétés de luxe et de produits de grande consommation comme Richmont Luxury Group et le chocolatier A. Korkunov. J’ai ensuite rencontré Iouri Milner, cofondateur de DST qui a ensuite créé Mail.ru Group, grâce à une banque d’investissement qui avait participé à l’accord de vente de 2007 entre Korkunov et Wrigley.

À cette époque, l’équipe de Iouri était principalement composée de geeks qui manquaient de compétences en matière de gestion d’entreprise. Il a demandé si j’étais intéressé à l’idée de participer au développement de l’organisation, et je suis ainsi devenu vice-président exécutif en collaboration avec Dimitri Grichine, PDG du groupe. J’étais principalement chargé des aspects organisationnels, financiers et commerciaux, dont l’évaluation des coûts.

Mail.ru Group


Groupe Internet russe de premier plan, Mail.ru Group contrôle deux des trois plus grands réseaux sociaux du pays, Moi Mir et Odnoklassniki.ru ainsi qu'une participation minoritaire dans le premier d'entre eux,Vkontakte.ru. Le groupe gère également Mail.ru, le premier portail et service webmail de Russie, Mail.ru Agent et ICQ, les services de messagerie instantanée les plus populaires, ayant acquis le dernier auprès d'AOL en 2010. Mail.ru Group possède également une série de sites de jeux et de commerce électronique et détient 21,35% de l'opérateur de paiements Qiwi. En 2010, les revenus du groupe se sont élevés a 324 millions de dollars.

Mail.ru Group est issu de la scission, en septembre 2010, du célèbre fonds russe DST en une structure dédiée à l'investissement, baptisée désormais DST Global, et un holding de gestion opérationnelle des actifs en Russie, Mail.ru Group. Le groupe a néanmoins conservé une fraction des actifs de DST dans des entreprises étrangères, dont 2,4% au capital de Facebook. Peu après cette séparation, Mail.ru Group a été introduit au London Stock Exchange, la bourse de Londres.

N’est-il pas difficile de passer du chocolat à la publicité en ligne ?

La croissance rapide entraîne des défis organisationnels qui sont assez similaires, que ce soit dans le domaine des produits de grande consommation ou dans le secteur de l’internet. En Russie, beaucoup de sociétés internet disposent d’une structure organisationnelle pyramidale. Elles devraient au contraire adopter un système de gestion matricielle basé sur des groupes de travail transversaux ainsi que des projets, et intégrer des procédures de contrôle au lieu de privilégier un processus d’approbation hiérarchique.

Dans les hiérarchies verticales, les managers ont tendance à s’occuper de leurs supérieurs plutôt que de leurs clients, et ce à tous les niveaux. Ces hiérarchies verticales s’opposent souvent aux structures organisationnelles axées sur les clients que nous avons l’habitude de voir dans les entreprises du secteur des biens de grande consommation.

Mais ce n’est pas tout. Les structures de gestion matricielle favorisent la créativité, très importante pour l’industrie de l’internet.

Pensez-vous que l’industrie russe de l’internet manque de créativité ?

La plupart des projets développés en Russie sont des copies des modèles étrangers qui ont réussi. C’est notamment le cas de Vkontakte.ru, plus grand réseau social russe lancé en 2006 et qui est à la base un clone de Facebook. Le marché russe propose très peu de produits originaux, malgré le niveau avancé et le potentiel des ingénieurs russes.

Cette absence de créativité reflète également un manque de diversité culturelle. À la Silicon Valley, 70% ou 80% des personnes qui ont le mieux réussi ont été élevées dans un environnement multiculturel, comme Steve Jobs, qui avait un père syrien, ou Sergey Brin, qui venait d’une famille russe.

En Russie, on compte très peu de talents étrangers parmi les cadres. Quant aux administrateurs, on y trouve quelques étrangers qui ont lancé des entreprises internet puissantes, comme Oskar Hartmann, fondateur de Kupivip.ru, ou Pascale Clément, qui a créé Fast Lane Ventures, sans parler du nombre croissant de Russes bénéficiant d’une longue expérience internationale.

Comment voyez-vous l’évolution de l’intégration de l’internet russe dans l’économie numérique mondiale ?

Le marché russe possède un grand nombre de caractéristiques spécifiques, dont l’une des principales est la faible présence de groupes mondiaux. La Russie et la Chine sont les seuls grands pays où Facebook et Google ne sont pas leaders. Twitter et Foursquare ont lancé leurs versions russes il y a quelque mois seulement. Amazon n’en a même pas, bien qu’il propose des ventes rapides aux clients russes.

Parallèlement, une lutte mondiale féroce pour le leadership numérique est en cours. Il reste cependant à savoir qui des réseaux sociaux, des moteurs de recherche ou des plateformes de messagerie électronique seront les plateformes dominantes à l’avenir. Cette bataille fait également rage en Russie, mais entre les géants locaux que sont Yandex, Vkontakte et Mail.ru. Dans ce pays comme ailleurs, il est presque certain que les plateformes de messagerie traditionnelles disparaîtront dans les cinq à dix prochaines années, de plus en plus de messages étant envoyés via les réseaux sociaux par exemple. C’est pourquoi l’intégration de Vkontakte dans le groupe Mail.ru est très importante d’un point de vue stratégique. Actionnaire minoritaire, le groupe a plusieurs fois répété vouloir prendre le contrôle total de Vkontakte, et il est facile de comprendre pourquoi.

À cet égard, certaines entreprises russes sont visionnaires. DST et Mail.ru Group ont notamment rassemblé des réseaux sociaux, des services de messagerie électronique et divers autres actifs essentiels pour leur portefeuille international. Iouri Milner est une des rares personnes à réellement voir l’internet comme un village mondial. DST s’est préparé à augmenter les échanges technologiques et humains à l’échelle mondiale, maximisant ainsi sa créativité et sa diversité culturelle. Si le groupe réussit à imposer cette vision au niveau du management, cette force offrira bientôt des résultats avec de plus en plus d’administrateurs du groupe voyageant entre la Russie, les États-Unis et la Chine, où DST se développe rapidement.

On observe au contraire que beaucoup d’acteurs occidentaux clés restent axés sur leurs marchés et n’arrivent que tardivement en Russie et en Chine avec des projets qui ne sont que des « copier-coller ».

Pourriez-vous nous expliquer comment les marques de luxe s’adaptent à l’internet russe et comment êtes-vous arrivé au conseil consultatif de CollectionPrivee.ru ?

En Russie comme ailleurs, les marques de luxe ont besoin d’internet pour augmenter leurs volumes de vente. Parfois, les sites en ligne fonctionnent très bien, comme le prouve le succès de VentesPrivees.com en France ou, plus récemment, l’acquisition par Richemont de Netaporter. Dans d’autres cas, le mariage entre les marques haut de gamme et internet ne fonctionne pas, ou du moins pas encore. Dans le domaine du luxe, l’expérience en matière de vente ne suffit pas, il faut aussi savoir appréhender les produits hauts de gamme. On n’ouvre pas une boutique de luxe juste à côté d’un hard-discount. C’est la même chose sur internet : on ne mélange pas sa marque avec des marques d’un autre ségment, on doit respecter les délais de livraison, offrir un emballage au niveau de la marque, etc. Il est souvent plus difficile de proposer une approche distincte en matière de vente de produits de luxe sur le net à cause du nivellement provoqué le marketing en ligne.

Un autre défi concerne le piratage, qui est la règle plutôt que l’exception sur la plupart des sites russes proposant des produits haut de gamme. Ce problème pourra être traité de manière plus efficace avec l’entrée de la Russie à l’OMC.

Cela étant dit, un grand nombre de marques de luxe se tournent vers le net avec succès en Russie. Le projet de CollectionPrivee m’a séduit car c’est la plateforme qui répond le mieux aux besoins des marques de luxe sur l’internet russe, et ce grâce à une approche offrant un équilibre subtil entre la quantité et la qualité, l’image de la marque et les volumes de vente. Ainsi, en tenant compte de ces paramètres, le site a construit des relations très fortes avec les marques et bénéficie de la fidélité et de la confiance à long terme des clients.

François Esculier, Français vivant en Russie depuis 1993, a travaillé dans de nombreuses entreprises internationales. Après trois ans en tant que contrôleur financier pour RJ Reynolds, il est devenu directeur financier de Reckitt Benckiser pour la Russie, les États baltes et la CEI, avant d’être engagé comme COO chez Richemont. De 2006 à 2009, il a dirigé A. Korkunov, une des principaux chocolatiers russes, dont il a dirigé la vente à Wrigleys’ int. Il a ensuite rencontré Iouri Milner de DST, qui lui a proposé le poste de vice-président exécutif chez Mail.ru. Il est actuellement consultant indépendant et occupe depuis peu un siège au conseil d’administration de CollectionPrivee.ru, entreprise privée spécialisée dans la vente de produits de luxe et haut de gamme.

Interview exclusive réalisée par East-West Digital News, le site d'information sur les technologies de l'information en Russie.

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