Crédits photo : AFP/East News.
« Vous m’excuserez, mais c’est du galimatias », déclara le représentant du mouvement ouvrier en quittant la salle du théâtre Vakhtangov de Moscou après la première de La Conspiration des sentiments en 1929. Samedi dernier au Théâtre de la Colline, quelques spectateurs partagèrent cet avis dès le premier tiers de la pièce – pourtant le meilleur – en quittant la salle. Il y a pourtant dans ce texte une réelle puissance, et la mise en scène aux décors réussis de Lucio Fanti ne manque pas de trouvailles. Mais un pont semble rompu entre le texte de la pièce et la mise en scène, et les spectateurs pris par la peur du vide risquent de rebrousser chemin.
Le poète Nicolaï Kavalerov souffre de ne pas trouver sa place (celle d’un héros, évidemment !) dans le nouveau monde soviétique. Dix années se sont écoulées depuis la Révolution, et « la nature de la gloire a changé » dans ce XXe siècle qui dévore le siècle passé. Nicolaï se révolte devant la réussite d’Andreï Babitchev (Pascal Bongard, très juste), inventeur de la cantine de masse où deux mille travailleurs pourront dévorer « la soupe aux choux sur fond de musique de Wagner ». Ce « faiseur de saucisson » est le héros des nouveaux temps, et Kavalerov le poète est devenu un « homme inutile ». Dans le siècle rationalisateur, les « passions anciennes » – l’amour, la haine, l’ambition, la jalousie, la fierté – deviennent elles aussi inutiles et sont donc amenées à disparaître. Le frère d’Andreï Babitchev, Ivan (magnifique John Arnold), se proclame « chef des sentiments » et cherche à en orchestrer un dernier éclat dans un « complot pacifique ». Tiraillée entre ces trois personnages, Valia, fille adoptive d’Ivan, est courtisée à la fois par Nicolaï et par Andreï (Sabrina Kouroughli à qui Bernard Sobel fait jouer une lolita de 14 ans, ajoutant ainsi une dimension incestueuse à une pièce qui n’en demandait pas tant).
Dans une tentative d’assimiler collectivisme et capitalisme, Bernard Sobel aimerait interpréter le texte d’Olecha comme une critique de la société de consommation de masse. Cette dernière serait alors le lieu où se rejoignent l’individualisme prôné par Ivan et le collectivisme prôné par Andreï. La note d’intention ne mentionne-t-elle pas « Ironie de l’histoire, Mac Donald accomplit le rêve d’Andreï Babitchev, et SFR qui promet à ses clients des “jours absolument moi”, ceux d’Ivan. ».
Le conflit pourtant central entre l’art et la société rationnelle s’en trouve affaibli et le spectateur, confus, car une telle relecture, privée de soutien dans le texte, aurait mérité d’être davantage défendue dans la mise en scène. Seule l’enseigne lumineuse « MarxDonald » sur laquelle s’ouvre la pièce, matérialise le dessein du metteur en scène, alors que notre époque ne manque ni de faiseurs de saucisson ni de poètes inutiles…
Refusant de transposer l’action dans l’époque actuelle, Bernard Sobel choisit de ne pas non plus « revisiter l'Union soviétique, ni (…) poser le problème du communisme ». Le texte est cependant fortement ancré dans la réalité soviétique des années 1920 (comme c’est le cas d’ailleurs de l’ensemble de la prose russe de l’époque). Sans cet ancrage, les personnages ne sont que des ombres fantasmagoriques du début à la fin de la pièce. Le fait de souligner ainsi la portée universelle de la pièce a un intérêt intellectuel,mais ne montre du réalisme magique d’Olecha que l’aspect absurde. Or, sur ce terrain, l’auteur n’égale pas Ionesco ou Hanokh Levin.
L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments de Iouri Olecha mise en scène Bernard Sobel jusqu’au 8 octobre 2011 au Théâtre de La Colline.
Dans le cadre d'une utilisation des contenus de Russia Beyond, la mention des sources est obligatoire.
Abonnez-vous
gratuitement à notre newsletter!
Recevez le meilleur de nos publications directement dans votre messagerie.