Un vaccin contre la haine

Crédits photo : RIA-Novosti.

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Ilyas Umakhanov, Vice-Président du Conseil de la Fédération de Russie: « L’intégration des migrants est la voie vers l’harmonie du monde contemporain ».

Notre conversation avec Ilyas Magomed Salamovitch a débuté à Strasbourg, durant la session d’été de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (M. Umakhanov est actuellement à la tête de la délégation de la Fédération de Russie au Conseil de l’Europe). L’un des thèmes centraux de la session, les discussions autour du rapport « Vivre ensemble - concilier la diversité et la liberté dans l’Europe du XXIème siècle ».

Encore récemment, le multiculturalisme était considéré comme une panacée


Lidia Grafova : Ilyas Magomed Salamovitch, à Strasbourg, vous disiez que, dans l’ensemble, la délégation russe approuve le rapport « Vivre ensemble au XXIème siècle », et que les principes directifs du rapport doivent être étudiés par nos ministères et administration. Mais est-ce encore d’actualité, après la tragédie norvégienne qui, comme le souligne les journaux, « a apporté un caractère sanglant aux débats sur le multiculturalisme » ?


Ilyas Ukhamanov : Je pense que le problème de la coexistence pacifique entre les cultures est l’un des défis les plus importants de notre temps.


Lidia Grafova : En Russie, on dit tout simplement : Paris a déjà «viré noir», comme d’autres mégalopoles européennes, et il faut par conséquent tirer les conclusions des expériences amères des autres pays pour sauver la Russie.


Ilyas Ukhamanov : C’est pourquoi je pense que ce rapport (de l’APCE), qui analyse les stéréotypes de la conscience sociale, est absolument pertinent, et que nous devons en discuter tout à fait sérieusement. Un des premiers dirigeants européens à parler de krach du multiculturalisme a été le président français Sarkozy, après les émeutes des banlieues en 2005. Et il y a 15-20 ans, le multiculturalisme était considéré comme une panacée. Alors c’est devenu une évidence que l’assimilation des migrants d’une autre culture ne marche pratiquement pas, et oui, la plupart d’entre eux ne veulent pas oublier leur expérience et leur vie passée, ni abandonner leurs traditions. Quant à une assimilation forcée, elle s’élève contre les principes d’une société démocratique. Nous en sommes donc venus à la conclusion que la promotion de la diversité, la protection des droits des minorités contribueront à une meilleure intégration.


On les appelait les « gastarbeiter », mais ils étaient des hommes, tout simplement


Lidia Grafova : Comment expliquez-vous qu’en Europe, la politique du multiculturalisme connaisse une certaine défaillance ?


Ilyas Ukhamanov : Vous savez, il y a les attitudes politiques, et il y a leur réalisation. Après l’échec du multiculturalisme sous Sarkozy, Angela Merkel a réagit plutôt violemment l’année dernière, déclarant même que, par exemple, les Turcs étaient incapables de s’intégrer. Ce à quoi le Président de l’APCE Mevlüt Çavusoglu a répondu très justement dans une interview que ce n’est pas le multiculturalisme, mais la politique d’intégration de l’Allemagne qui a subit un revers.

Ilyas Ukhamanov

« Il faut reconnaître avec tristesse que, dans notre pays multinational, il n’existe en réalité aucun système de politique nationale.»

Les Allemands avaient grand besoin de travailleurs, et ils ont accepté avec entrain les immigrés, mais ils les traitaient comme des « gastarbeiter ». D’ailleurs, dans les autres pays européens, les travailleurs immigrés n’ont pas cette qualification.


Lidia Grafova : Chez nous, pourtant, ce mot est resté.


Ilyas Ukhamanov : Oui, malheureusement. Et il a également une connotation péjorative. D’ailleurs, il est naturel que la plupart des immigrés préfèrent rester là où les conditions sont plus confortables, et amènent par la suite leur famille. Il est évident qu’ils sont depuis longtemps des résidents permanents du pays dans lequel ils se sont installés, mais ont les considèrent toujours comme des étrangers. C’est très dangereux lorsque, sur des critères nationaux, l’estime de soi de tout un groupe de personnes est affectée.



Ce qui menace la sécurité nationale

Lidia Grafova : Vous savez, lorsque j’ai lu le rapport, j’ai été étonné de voir combien tout semblait si familier, et que les pays européens connaissaient les mêmes problèmes, les mêmes angoisses et risques liés à l’immigration que nous.


Ilyas Ukhamanov : Ce rapport répond à l’augmentation de l’islamophobie et de l’intolérance dans plusieurs pays d’Europe. Les Européens craignent que l’afflux de migrants n’érode la culture européenne, et dans un même temps, ils subissent une crise démographique, et prétendent que d’ici 2050, ils auront besoin de 100 millions de travailleurs immigrés. Telle est la contradiction de la vie. Pour nous, la question de la consolidation interconfessionnelle et interethnique entre les peuples de Russie reste non moins capitale.


Lidia Grafova : Vous souvenez-vous du choc causé par la déclaration de Konstantin Kosachev (président de la commission des affaires étrangères de la Douma), lorsqu’il a dit que dans le milieu du siècle, un habitant sur trois en Russie serait peut-être immigré. Mais les experts disent depuis longtemps que le nombre de Russes aptes à travailler baisse significativement (d’1 million de personne par an !), et si nous ne voulons pas connaître une stagnation de notre économie et, inévitablement, la paupérisation de la population, nous devrons accepter l’immigration, et en grande quantité. Mais les gens n’écoutent pas les experts.


Ilyas Ukhamanov : Selon le dernier recensement, les Russes représentent encore plus de 80% de la population. Mais, dans le futur, ce rapport peut changer si, bien sûr, nous ne rebutons pas les immigrés avec notre xénophobie croissante. En ce qui concerne la sécurité nationale de la Russie, elle ne dépend pas seulement de l’afflux des immigrés ou de son absence. Avec la situation démographique que l’on connaît ces dix dernières années, le niveau de fécondité, il nous sera difficile de réhausser l’espérance de vie et l’économie, ainsi que de moderniser le pays, développer cet immense territoire vide.



La Russie a besoin d’une politique nationale raisonnée

Lidia Grafova : Jusqu’ici, nous avons abordé l’attitude des autres pays envers les immigrés, mais il est bien connu qu’en Russie, il existe une tension grandissante entre les migrants internes, et notamment de la « kavkaz-phobia ».


Ilyas Ukhamanov : Il faut reconnaître avec tristesse que, dans notre pays multinational, il n’existe en réalité aucun système de politique nationale. Dans les dernières décennies, beaucoup de questions ont été éludées. Sur le passeport, nous avons ajouté le descriptif « nationalité » en pensant qu’une nation unie de Russes se formerait d’elle-même. Dans un même temps, dans la vie quotidienne est apparue l’expression de « personnes de nationalité caucasienne », et nous avons laissé faire.

Vous savez, il y a les attitudes politiques, et il y a leur réalisation. Après l’échec du multiculturalisme sous Sarkozy, Angela Merkel a réagit plutôt violemment l’année dernière, déclarant même que, par exemple, les Turcs étaient incapables de s’intégrer

Les émeutes sur la place du Manège ont été un signal alarmant qui nous a tous obligé à admettre la gravité de la situation, qu’il s’agisse des responsables politiques ou des simples citoyens. Car il n’y a pas de moyen plus sûr pour détruire la Russie que de prouver qu’une nationalité est meilleure qu’une autre ou que d’accuser l’une d’entre elles de tous les maux de la société. Chaque peuple est composé de différentes personnes, avec des bonnes et des mauvaises, et apposer l’étiquette « ne se prête pas à l’intégration » sur le front d’une nationalité tout entière est une voie menant directement à l’impasse.


Lidia Grafova : J’ai été un peu surprise de voir combien l’APCE accordait une attention toute particulière aux Roms.


Ilyas Ukhamanov : Parce que l’expulsion des Roms l’année dernière est un précédent contraire aux principes du Conseil de l’Europe. Il ne fallait pas laisser faire sans réagir activement.


Pas seulement des droits, mais aussi des devoirs


Lidia Grafova : Lors de la session de l’APCE, le rapport a aussi reçu plusieurs critiques. Qu’est-ce qui ne convient pas à la délégation russe ?


Ilyas Ukhamanov : Nous pensons que le rapport contient certaines insuffisances, qu’on y parle peu des devoirs des migrants eux-mêmes, de leurs responsabilités envers la communauté qui les accueille. Oui, nous sommes pour l’inviolabilité des droits de l’homme, pour l’égalité, la liberté, mais il est bien connu que dans une société civilisée, la liberté individuelle s’arrête là où commence celle des autres. La culture, dans le sens du comportement humain, est une auto-restriction : telle ou telle chose ne se fait pas, c’est indécent. C’est pourquoi ce n’est pas la lezghienne, danse autrefois très populaire parmi toutes les nationalités, qui est en cquse, mais plutôt le fait qu’elle est exécutée au mauvais moment au mauvais endroit. C’est un manque de comportement culturel de base.

Pour terminer, je voudrais dire que le débat impartial de la difficulté des problèmes interethniques et interconfessionnels à l’APCE aide à avoir une vision plus positive, et c’est une alternative à l’impasse politique. Regardez, après la terrible massacre du « croisé » norvégien, la population de ce pays ne s’est pas laissée aller à la panique, et le gouvernement a annoncé qu’il allait poursuivre sa politique d’immigration libérale. Je crois que nos efforts conjoints permettront d’élaborer un ensemble de mesures efficaces visant à préserver l’identité européenne et à maintenir une diversité culturelle harmonieuse sur notre continent.

Lidia Grafova est la  présidente du comité exécutif du «Forum des associations de migrants»


L’article est publié dans sa version courte.


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