Déviationnisme dangereux

Photo : Ria-Novosti

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Le Festival international de théâtre de Moscou (le Festival Tchekhov) est honoré d’une présentation de la rocambolesque troupe théâtrale française « Les mains, les pieds et la tête aussi ».

Il y a deux ans, le Festival Tchekhov a fait découvrir au public russe le directeur artistique Mathurin Bolze et sa petite compagnie appelée « Les mains, les pieds et la tête aussi ». Avec le succès du spectacle Tangentes, Bolze s’est immédiatement retrouvé parmi les favoris du Festival. Son nouveau projet, Du goudron et des plumes, a comblé les attentes.


Vous ne trouverez dans ce spectacle ni goudron, ni plumes. On y décèle, en revanche, l’antithèse entre la gravité et le vol, la viscosité et l’apesanteur. La pièce Du goudron et des plumes fut inspirée par le roman de John Steinbeck Des souris et des hommes, mais il est inutile de chercher le moindre parallèle direct avec le texte original. Si ce n’est, peut-être, la présence d’une seule femme dans un univers masculin, ou encore la scène où deux interprètes (le guide et son fidèle) restent coincés entre deux planches, qui rappellent vaguement l’œuvre de l’auteur américain. Si ce n’est, encore, l’angoisse qui monte en crescendo et le pressentiment d’un dénouement affreux et inéluctable inspirés par le roman.


Les personnages de Bolze sont les otages de l’espace, ou, plus précisément, d’un engin suspendu par des câbles qui descend d’abord sur eux en essayant de les écraser et de les broyer, et qui remonte ensuite en prenant à son bord ceux qui ont su s’adapter à la situation. D’abord, se sont trois pionniers de l’espace, ensuite un étranger, et finalement, une femme. Tels des débris de l’humanité épargnée, ils sont projetés à travers le vide cosmique. Les cinq protagonistes testent la solidité de leur vaisseau, s’aventurent vers les limites qu’on ne peut dépasser sans danger, se balancent sur les planches et se suspendent en l’air au dessus de l’abîme. Les numéros acrobatiques gravitent autour de conditions humaines universelles : la haine et l’amour, l’oppression et la révolte. Toutefois, c’est la scène la plus paisible qui a été montée de la façon la plus ingénieuse. C’est celle de l’ablution. Le « miroir », suspendu la tête en bas, « reflète » les gestes de celui qui se lave. De même, il est le premier à se moquer avec amertume de sa propre « découverte » lorsqu’il doit saisir au vol un mouchoir jeté à terre. Car même les virtuoses de la troupe de Bolze ne peuvent abolir la loi de l’attraction terrestre.


Dans cette pièce, le goût du risque aiguisé n’est pas affecté. Pas de pathos du genre : mais où va donc notre monde !? Le seul risque est la condition même de la prestation artistique. Toutes les acrobaties sont faites sans assurage. Bolze a avoué qu’il fallait travailler en surmontant constamment sa peur. Le sentiment du danger imminent va croissant d’une scène à l’autre… et voilà que l’engin à moitié détruit, la dernière « Terre » sous les pieds des derniers hommes, s’incline de biais. Les comédiens dégringolent la pente, s’accrochent aux derniers brins de paille, ou même les uns aux autres. Mais, progressivement, ils retrouvent leur appui, construisent de nouveaux ponts au-dessus de l’abîme pour – aussi invraisemblable que cela puisse paraître dans un tel contexte – recouvrer la paix et l’harmonie.

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