Idylle d’une classe moyenne

Photo : Tatiana Shramchenko

Photo : Tatiana Shramchenko

Cette année, le Festival musical Usadba Jazz de Moscou (qui avait lieu les 4 et 5 juin dernier), s’est tenu pour la première fois à Saint-Pétersbourg, les 2 et 3 juillet sur l’île d’Elagine. En huit ans, ce festival, à l’origine dédié à un petit groupe d’amateurs, est devenu un évènement grand public. S’il n’attirait les premières années que les mélomanes d’Arkhangelsk, en périphérie de la capitale russe, aujourd’hui s’y retrouvent tous ceux qui aiment s’amuser dans une ambiance plutôt bourgeoise, sur des airs de musique jazzy. Le jazz est devenu progressivement la marque de divertissement des « gens cultivés ». Aujourd'hui, ce n’est plus une musique que l’on vend, mais un style de vie.

Un bouchon interminable s’étend sur la route de Ilinsky Chaussée. Pour la plupart, ce sont des voitures de marque étrangère plutôt chères. Difficile de croire que tous ces gens sont de vrais amateurs et connaisseurs de jazz. Même Moscou, capitale de la Russie, n’attirerait pas un millier d’esthètes.

Et pourtant, le lieu le plus prisé du festival s’appelle le « parterre », où le billet coûte 1200 roubles (près de 30 euros). Il y a aussi l’« aristocrate », où la musique jazz est plus progressiste et moins connue, le « Livejournal », et sa musique plus populaire, la « rive », ou se joue une musique de club plus dansante, et le « caprice », où les amateurs de salsa et de boogie-woogie se trémoussent et font grincer le plancher.

Devant la scène du « parterre », s’étend un immense champ qui, pourtant, ressemble plus à une plage : des couvertures étendues à même le sol, des chaises pliantes et des coussins jonchent ça et là. Confortablement installés, les gens organisent pique-niques et déjeuners sur l’herbe, à seulement un mètre les uns des autres. A ma droite, une tente pour enfants, et à côté, une jeune mère vêtue d’une longue robe dansant un enfant dans les bras. L’odeur fruitée du tabac de narguilé mélangée au chocolat flotte dans l’air.

Derrière le « parterre », un marché aux puces d’art : des livres, du savon artisanal, des étuis en feutre pour iPhones de toutes les couleurs, des T-shirts, des bijoux, des vêtements d’Inde, des chaussures en cuir artisanales, des vêtements haute couture... Et plus loin, des ateliers pour enfants, un « twister », ou encore des jeux d’échecs.

Sur tout le périmètre où se déroule le festival, vous ne croiserez personne titubant ou dans un état douteux. Mais vous ne verrez pas non plus de policier. Seulement des agents de sécurité aimables à la sortie, en chemise blanche et cravate.

La consommation de la culture

Des ateliers artistiques on été organisés pour enfants et adultes.  Photo : Tatiana Shramchenko 

 

Il y a 8 ans, Maria Semushkina a créé le Festival Usadba Jazz pour une grosse société de tabac qui avait besoin d’un évènement à la fois promotionnel, de masse et culturel. La deuxième année, le sponsor a abandonné le projet, car selon la loi sur la publicité, il est désormais impossible de faire la publicité de la cigarette sur des lieux publics. Mais le festival, lui, est resté.

« J’avais 25 ans quand j’ai créé ce festival », raconte Maria Semushkina. « J’avais beaucoup d’amis qui écoutaient différents styles de musique contemporaine et de l’improvisation. Tous aimaient aller en boîte de nuit et faire des concerts. Mais il n’y avait aucun évènement qui puisse avoir ce format-là ».

Maria parle de ces gens qui ont d’abord été séduit par le festival: « C’est une catégorie très restreinte, des gens sélectifs, qui ont du goût. Certains ont de l’argent, d’autres moins. En réalité, la richesse ne joue pas ici un rôle primordial ».

Ce public, à l’origine de tous horizons sociaux mais réuni autour d’une passion commune pour la culture contemporaine, a triplé en huit ans. Pour sa première, en 2004, le festival Usadba Jazz avait accueilli 10 000 spectateurs ; pour sa huitième, 30 000.

« Avant, les gens qui venaient jusqu’ici étudiaient scrupuleusement le programme, connaissaient quasiment tous les noms des musiciens. Maintenant, je pense que soixante-dix pourcent ne connaissent que deux ou trois noms maximum dans le programme », affirme Maria. « Ce sont seulement des gens qui souhaitent se cultiver et passer du bon temps avec des voisins qui ne les empêcheront pas de se reposer ».

De la chanson au hip-hop


Les musiciens du groupe russe  « Mister Twister » sur la scène « aristocrate » lors du festival Usadba Jazz à Moscou. Photo : Tatiana ShramchenkoLes musiciens du groupe russe « Mister Twister » sur la scène « aristocrate » lors du festival Usadba Jazz à Moscou. Photo : Tatiana Shramchenko

« Nous mélangeons différents artistes », assure la directrice du festival Elena Moiseenko. « Pour nous, il est important que les gens écoutent la musique qu’ils aiment déjà, mais qu’ils découvrent aussi d’autres artistes intéressants qu’ils ne connaissent pas, et qui feront peut-être partie par la suite de leurs musiciens préférés ».

Délimité par des colonnes, le site « aristocrate » accueille devant la scène des rangées de fauteuils. L’« aristocrate » est le seul et unique lieu de concert du festival qui propose des places assises. Ici, selon les mots des organisateurs, viennent les gens qui « savent écouter ».

Sur scène, des musiciens professionnels et des amateurs de jazz classique. On y attend d’ailleurs le jazzman américain Robert Glasper et ses musiciens. Ce dernier travaille depuis peu avec les stars du hip-hop Eric Badou et Kanye West.

« Maintenant, le jazz a tellement changé qu’il est impossible de l’enfermer dans un style bien défini », explique Elena Moiseenko. « Cette tendance globale est aussi présente en Russie : les stars de la pop, du rap, du hip-hop s’entourent des meilleurs musiciens qui, en réalité, sont des musiciens de jazz. Il existe donc entre eux une interaction très forte ».

Pendant ce temps au « LiveJournal », la voix de la très charismatique chanteuse aux cheveux roux du groupe russe de pop indien Obe Dve (qui signifie « Toutes les deux ») retentit. Le jour suivant, ce sera Vassia Oblomov, un musicien encore plus éloigné du jazz, qui jouera sur la scène du « Livejourna l». Il s’est fait connaître sur Internet, grâce à son hit Magadan, qui parodie le style de la chanson.

« J’étais vraiment très content lorsqu’on m’a invité à participer au festival Usadba Jazz », déclare Vassia Oblomov. « Pour moi et ma chanson Magadan, c’est génial ! ».

Une chanson qui devient progressivement un hit, justement chez les fans de la chanson classique, n’en déplaise à l’artiste. Et le festival Usadba Jazz a rendu un immense service à Vassia Oblomov en le canonisant et en l’associant à un public d’intellectuels cultivés.

«Nous avons un festival de musique improvisée : pour nous, il est intéressant d’avoir des artistes qui inventent et développent » explique Elena Moiseenko, et d’ajouter : « Le festival est le reflet de la vie moderne qui passe par la vision du monde de bons musiciens. La musique, par principe, est vivante et prend en compte tout ce qui se passe autour. »

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