L'arme de Tchekhov

Crédits photo : RG

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L'heure est venue de faire tanguer le navire

L'expression « un jeune acteur à Moscou » évoque tout un lot d'images, positives pour la plupart. Evidemment, la vie d'un acteur peut sembler moins stable que, disons, celle d'un comptable, et nombre de Russes (et d'expatriés) qui tentent leur chance sur les planches à Moscou sont fréquemment mis en garde par d'inquiètes grands-mères qui leur répètent qu'ils vont « mourir dans le caniveau » ou, selon la version russe, « sous une clôture ». Mais survivre financièrement n'est pas le seul défi, il faut aussi s'arranger avec une tradition à la fois étrange et intéressante, datant de l'ancien système soviétique, qui récompense les acteurs non pour leur art, mais pour avoir joué pendant des années au service d'un théâtre particulier ou d'une société de production.

 

« Ils appellent les gens comme moi les fossoyeurs », m'a expliqué Sacha, actrice et chanteuse, qui a débuté sur les planches du légendaire Bolchoï, en parlant des artistes plus expérimentés qu'elle rencontre. « Ils sont farouchement opposés à l'idée, disons, de prendre un jeune acteur pour jouer le rôle de quelqu’un de jeune, ils disent que sur scène, ces choses n'ont pas d'importance. Beaucoup d'étrangers qui arrivent ici pour travailler avec nous trouvent ça bizarre, mais c'est un legs de la mentalité soviétique auquel ils doivent faire face ».

 

« Vous ne pouvez pas prendre une femme de 50 ans pour jouer Juliette », d'après Svetlana, une actrice qui partage son temps entre Moscou et Kiev. « C'est un problème plus important pour l'opéra, mais il existe ailleurs aussi ».

 

Sortis de leur contexte, les propos de Sacha et Svetlana peuvent sembler cruels, voire anti-vieux. L'industrie du divertissement est assez mauvaise quand il s'agit des artistes, des femmes en particulier, mises à l'écart après un certain âge. La communauté du théâtre russe doit-elle adopter massivement ce type d'attitude ? De plus, ce n'est pas comme si les acteurs de théâtre d'un certain âge n'avaient pas leurs propres histoires d'horreur à raconter. Diana Rakhimova, une incroyable actrice d'âge mûr, m'a un jour rappelé, détachée, combien cela devenait difficile quand les rôles se faisaient rares. Ce n'était qu'un commentaire en passant, mais il y avait une tristesse pénétrante derrière ses propos.

 

Cela étant, durant l'Union soviétique, le concept de « vyslouga liet » (longues et méritoires années de service) était si fortement respecté dans le théâtre russe, alors qu'il était visiblement en place pour protéger les retraites des acteurs et des autres personnels, qu’il a eu des conséquences extrêmement étranges, en particulier loin des grandes villes.

 

« Le problème de l'âge devient plus prégnant quand vous quittez Moscou et Saint-Pétersbourg », m'a récemment confié un directeur de théâtre, lui même âgé d'une cinquantaine d'années. « Rendez-vous dans le théâtre décent d’un centre régional, qui bénéficie de soutiens corrects, soit du gouvernement, soit du privé ou bien des deux, et regardez bien qui sont les responsables et quels acteurs décrochent des rôles en or. L'expérience est importante, il va sans dire, mais les jeunes sont nécessaires pour apporter de nouvelles idées, et ces jeunes sont marginalisés. »

 

Mon ami directeur estime que les problèmes financiers influencent la façon dont les gens sont embauchés sur les scènes régionales. « À sang neuf, idées neuves », dit-il. « Et les idées nouvelles peuvent se transformer en idées controversées, ce qui pourrait potentiellement « faire des vagues » ; or, les administrateurs confortablement installés dans leurs affaires depuis des décennies sont terrifiés à l'idée de faire des vagues. »

 

Je me demande seulement parfois si le fameux « problème de l'âge » du théâtre russe n'aurait pas plus à voir avec l'idée qu'un acteur doive étudier les arts dramatiques pour avoir du succès. Il est ici crucial de recevoir une formation dramatique, contrairement aux États-Unis, par exemple. C'est un système très conservateur qui tend à instaurer certaines valeurs, comme l'idée que l'expérience est plus importante que le potentiel par exemple, et qui a ses défenseurs et ses détracteurs. En tant qu'Américaine, je trouve cette idée un peu étrange, et mes poils se sont dressés lorsqu'on m'a récemment demandé de « pratiquer » la lecture d'un poème « de façon théâtrale » lors d'un événement dédié à la mémoire de la dramaturge Anna Iablonskaïa : le fait que je n'aie « pas de formation dramatique » (diantre !) me semblait hors sujet.

 

Pourtant, c'est un système qui a survécu et, comme beaucoup le diraient, prospéré pendant des années. Qui suis-je donc pour faire tanguer le navire ?




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