Chef au Kremlin

Crédits photo : RG

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L'ancien chef-cuisinier du Kremlin Viktor Beliaïev dévoile les petits faibles culinaires de Margaret Thatcher et Richard Nixon, et explique ce que Vladimir Poutine a apporté de neuf dans les cuisines de la présidence

Ekaterinbourg accueillera en mars le Premier congrès des cuisiniers de Russie, lors duquel sera adopté un programme de conservation de la cuisine nationale, des recettes culte et des traditions séculaires. L'événement est organisé par l'association interrégionale des cuisiniers, dirigée par Viktor Beliaïev, ancien cuisinier en chef du Kremlin, qui y a dirigé pendant 8 ans (entre 2000 et 2008) le complexe chargé de la restauration collective. Au total, M. Beliaïev a travaillé pendant 30 ans pour la tête de l’État, nourri les dirigeants de divers pays, et en a gardé une conviction inébranlable: le niveau de responsabilité ne dépend pas de celui qui va déguster, travailleurs, soldats, étudiants ou présidents. La cuisine doit toujours être au plus haut niveau.

 

Comment êtes-vous entré au Kremlin ?

 

A l'école j'adorais l'histoire et je voulais me présenter à l’examen d’entrée au lycée technique des archives historiques. Mais sur l'insistance de mon grand-père, j'ai fini par intégrer l'école de cuisine, que j’ai terminée avec les félicitations, puis j'ai été affecté au principal restaurant de Moscou, le Prague. A l'époque le système était le suivant : les meilleurs restaurants de la capitale envoyaient des cuisiniers, des serveurs et des maîtres d'hôtel au Kremlin pour faire le service lors des réceptions d'État. C'est ainsi qu'en 1975 j'ai été dépêché pour un événement en commémoration des 30 ans de la Victoire. Je me rappelle que mes jambes tremblaient quand j'ai franchi la porte de la Trinité du Kremlin. Nous avons commencé à apporter les plats dans la salle diplomatique, quand subitement tout le Politburo conduit par Brejnev a fait son entrée. Là j'ai vraiment été pris de sueurs.

 

Avec le temps j’ai été remarqué, et je suis passé du Prague à la cuisine spéciale du Kremlin et du Conseil des ministres de l'URSS.

 

Ce fut un travail difficile ?

 

Un jour, nous avons servi une délégation venue de Corée, qui ne faisait pas partie des pays amis. La salle à manger de l'hôtel particulier était située dans une salle de banquet prévue pour 36 personnes. Sur l'énorme table ovale, une nappe en lin de 12 mètres, blanche comme neige, brodée des blasons des républiques soviétiques. Rien que pour la poser, il fallait une heure. Les serveurs et les maîtres d'hôtel veillaient toujours scrupuleusement à la propreté de la nappe. S'il y avait une petite tâche, tout de suite on la nettoyait. Les Coréens aimaient demander un verre de vin rouge pour le petit-déjeuner ou le déjeuner. L’un d’eux a, « par mégarde », renversé du vin sur la nappe immaculée: « Oups, j'ai dessiné la place Rouge ». Tout le monde a ri…

 

J'ai eu l'occasion de cuisiner pour Indira Gandhi, Erik Honecker, Helmut Kohl et Valéry Giscard d'Estaing. Un jour j'ai même servi Margaret Thatcher, qui, en général, ne recourait jamais à nos services, car les cuisiniers de l'ambassade s'occupaient d'elle. Mais lors d'une de ses visites elle est arrivée dans la salle à manger quand toute la délégation prenait le petit-déjeuner. On lui a servi une tasse de thé, des toasts, de la confiture, du jus de fruit. Tout d'un coup quelqu'un a dit: « Aujourd'hui les crêpes sucrées sont tout bonnement délicieuses ». Elle : « Faites donc voir ? ». Mais elles avaient toutes été dévorées… J'ai du rapidement en préparer six avec du tvorog (fromage frais). Les deux jours suivants elle descendait pour le petit-déjeuner, et je préparais des crêpes exprès pour elle. Elle est même venue dans la cuisine me remercier, et a enlevé son gant pour me serrer la main.

 

S'entretenir avec les leaders mondiaux était toujours un événement. Avant l'arrivée de chaque délégation, surtout celles des pays capitalistes, un officier du KGB faisait une mise au point générale : « Aucune conversation, aucune question, on ne transmet rien. Vous êtes envoyés ici pour servir à manger, à boire et pour nettoyer ». Entre nous, on appelait la porte entre la cuisine et le réfectoire la « frontière de l'Union soviétique ». Seuls les serveurs et les maîtres d'hôtel avaient le droit de la franchir. Ils nous racontaient ce qui se passait à table. Ainsi, j'ai appris d'un maître d'hôtel la réaction du 37e président des États-Unis Richard Nixon en goûtant mes plats. C'était le milieu des années 1980. Nixon s'était rendu à Moscou en tant qu'intermédiaire entre Gorbatchev et Reagan sur le désarmement. J'étais très nerveux et j'ai longtemps réfléchi à ce que j'allais cuisiner. Comme plat de résistance j'ai décidé de servir du veau cuit à l'étouffé dans du lait. En raison du mauvais temps, l'avion de Nixon a eu, si ma mémoire est bonne, quatre heures de retard. Le dîner était menacé. Finalement Nixon est arrivé. Quarante minutes plus tard, le maître d'hôtel m’a dit: « Tu sais, il ne s'est pas encore assis à table. On lui a versé du Bordeaux, il va et vient avec sa secrétaire Diana, il photographie les plats et répète en français: « Merveilleux! Merveilleux! ». Et je le comprends parfaitement. Par exemple, les zakouski de ce dîner étaient composés de 15 plats environ. Il y avait quatre types d'amuse-gueule au poisson (saumon, esturgeon étoilé, sandre mariné et en gelée). Puis des zakouski à la viande (roulette, porc bouilli, filet aux œufs). Ensuite obligatoirement trois salades dont des légumes crus. Le tout servi dans de la vaisselle ornée d'un blason qu'il ne fallait pas recouvrir. On l'entourait de tranches de citron et d'herbes, et on présentait à côté le produit principal, lui aussi obligatoirement orné. Il ne suffisait pas de déposer le poisson, il fallait aussi sculpter les citrons, faire une petite enceinte en concombre, une rose de tomate, différentes spirales et clochettes. L'ornement des zakouski ne devait en aucun cas se répéter. Le processus faisait même l'objet d'un contrôle spécial.

 

Finalement Nixon s'est mis à table pour dîner. Il mangeait avec appétit, en tentant de ne pas défaire les motifs fantasques qui ornaient les assiettes. Le thé était servi et je m’appretais à rentrer chez moi. Il était minuit passé, une Volga de service m'attendait. Comme les chauffeurs avaient toujours faim, je suis remonté une minute pour prendre quelques sandwichs. En entrant dans la cuisine, je vois Nixon. Il m’a regardé : « Vous êtes le chef? » Il m'a tendu la main, puis il m'a serré dans ses bras et a répété « Magnifique, Viktor, magnifique ». Je suis arrivé chez moi dans un état second, et j’ai dit à ma femme: « Tu te rends compte, le président d'Amérique en personne m'a serré la main ».

 

Au cours de sa visite, Nixon a demandé à Gorbatchev de l'emmener, incognito, sur un marché : « Nous allons éviter de nous faire remarquer. J'irai avec Diana et un garde du corps ». Il pensait passer inaperçu. Il a bien boutonné son manteau, pour qu'on ne voie pas sa cravate. Les gardes du corps se tenaient à distance. Mais il a été reconnu instantanément. Tout le monde tentait de lui refourguer des fruits, des noix, des fleurs ; tous se pressaient pour lui serrer la main et lui demander des autographes. En fin de compte, il y est resté trois heures, avant de rentrer à l'hôtel particulier, où l’attendait une table dressée. Mais il ne s’est pas rendu tout de suite à la salle à manger. De la fenêtre, on le voyait faire les cents pas dans le jardin, visiblement nerveux. On a appris par la suite que pendent sa sortie au marché, il a rencontré une grand-mère qui lui a tendu deux sachets de graines de tournesol, en disant : « Faites en sorte qu'il n'y ait plus de guerre. Mes trois fils sont morts à la guerre ». C'était certainement un de ces moments désarçonnants. Il a pris les sachets, fouillant dans sa poche pour chercher de l'argent mais s'est repris à temps. Il s'est penché vers la vieille femme et lui a baisé la main. Il lui a fallu du temps pour se ressaisir. Un être humain, normal et vivant, en somme.

 

Je me suis fait prendre en photo avec Nixon en souvenir. J'ai reçu ce cliché avec la dédicace: « À Viktor Beliaïev, un grand chef, avec les remerciements de Richard Nixon ». Il m'a aussi offert une photographie de lui avec sa fille.

 

Comment vérifie-t-on les produits qui finissent sur la table des hauts représentants de l'État ?

 

Tous les lots de produits passent préalablement par le laboratoire chimique. On vérifie le contenu en métaux lourds, pesticides, et autres matières nocives. C'est très simple : si le produit ne répond pas aux normes sanitaires, il est retiré.

 

Est-il plus difficile de surprendre les gens lors des réceptions d'État aujourd'hui ou, disons, il y a 20 ans ?

 

Aujourd'hui bien sûr. Aussi bien Vladimir Poutine que Dmitri Medvedev sont des gens jeunes, qui ont beaucoup voyagé. Et pendant les réceptions nous servons des invités qui ont parcouru le monde et dégusté des cuisines différentes. C'est pourquoi depuis 2000, les réceptions d'État ont sensiblement changé. Avant cela, on organisait toujours de longues tables, que j'appelais « tables-bateaux ». Honnêtement, ce n'était pas très beau, sauf le cadre : la salle Saint-Georges et ses superbes lustres. Mais le service du protocole de Poutine a décidé de changer tout ça, renonçant à servir un assortiment « maximal » de plats. A l'époque soviétique, il fallait préparer entre trois et quatre kilos de nourriture par personne! C’était irrationnel et dépensier. On chercher à impressionner les invités en présentant un esturgeon étoilé ou un porcelet entier. L’objectif étant de donner une idée de grandeur : regardez, en Russie c'est l'abondance, ici on a des montagnes de pâtés, on mange le caviar à la louche! D’ailleurs, lors des grandes réceptions, il était servi dans des moules en glace sculptée représentant les murs du Kremlin. Quand le moule était prêt, on le plongeait dans du colorant à base de betterave pour lui donner la couleur voulue. On posait d'abord la figure de glace sur un plat en Maillechort, puis on y plaçait un vase à caviar en verre. C'était superbe, rien à dire!

 

Pour l'esturgeon, il existait aussi des plats spéciaux, afin de présenter le poisson dans toute sa splandeur, décoré de mayonnaise, d’airelles et d’herbes. On construisait de véritables piédestaux : des petits poissons plongés dans un réceptacle transparent rempli d’eau, éclairé. Imaginez-vous : lustres flamboyants, l'hymne de l'Union soviétique, les invités entraient et sur la table trônaient de superbes porcelets, des esturgeons, du caviar. Les fruits étaient disposés dans des vases en rubis. On en comptait près de 200 dans la salle. Ils étaient disposés à l'aide de fils tendus, afin que tout soit parfaitement symétrique.

 

Toute cette splendeur s'est effondrée à l’époque de Gorbatchev. La belle vaisselle a disparu, la table s'est appauvrie. Sous Boris Eltsine on a tenté de tout récupérer, mais sans grand succès, et pendant la présidence de Vladimir Poutine, la table russe est pratiquement passée aux oubliettes. La grande table a cédé la place à des tables rondes, les chaises ont été revêtues de housses, et la salle de réception a été comme transfigurée.

 

Le menu aussi a changé. Avant tout, les zakouski ont été réduits au strict minimum. On s'est mis à servir uniquement de petits pâtés de deux bouchées et des fruits. Les vases contenant de grosses oranges, des pommes et des raisins ont été remplacés par de la vaisselle légère remplie de fraises, myrtilles et mûres. Le service s'est aligné sur le modèle européen : on ne sert pas tout en même temps sur la table, mais dans l'ordre. D'abord les entrées froides, puis chaudes, puis le plat principal et le dessert. C’est comme si l’on rennonçait au faste impérial, boudant même la cuisine russe. Pourtant, vers 2003, en préparant une énième réception j'ai entendu les mots suivants : « Vladimir Vladimirovitch (Poutine) a lancé l'idée qu'il faudrait tout de même revenir un peu plus à la cuisine russe. N'oublions pas la cuisine nationale. Nous allons de nouveau servir du hareng sous sa pelisse, du porc en gelée ». Facile à dire, mais comment adapter ces plats robustes aux banquets? Le hareng est désormais servi dans de petites assiettes à pâté, et le porc est tout simplement préparée dans de minuscules moules en verre.

 

Transmettez-vous votre expérience ?

 

Je donne des conférences à l'Université Plekhanov et je cherche à convaincre les jeunes gens de ne pas oublier la cuisine nationale. J'ai pris la direction de l'Association des cuisiniers de Russie, et nous avons décrété 2010 « année de la cuisine russe », afin d'attirer l'attention des gens sur le fait qu'il faut manger notre cuisine traditionnelle. Malheureusement, cette propagande en faveur de la cuisine russe est peine perdue dans les grandes mégapoles. Le fast-food mène le bal. Cette situation est triste non seulement pour la profession, mais aussi pour le secteur alimentaire tout entier, qui se meurt. Bizarrement on oublie qu'il existe une restauration infantile, scolaire, universitaire, militaire, sportive, hospitalière, sociale. On pense peu à cela aujourd'hui. Nous, nous y réfléchissons…

 

Certains passages du texte ont été abrégés

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