Crédits photo : Kommersant
Au théâtre du Bolchoï, la troupe de ballet de l'Opéra national de Paris présente une série de chefs-d'œuvre des trois principaux chorégraphes français du XXe siècle.
En 340 ans d'existence, c'est la cinquième
fois que le ballet de l'Opéra de Paris se rend à Moscou (la
dernière visite date de vingt ans). Chaque apparition de la plus
ancienne troupe du monde a constitué une petite révolution : les
Parisiens nous ont ouvert les portes de nouveaux mondes esthétiques
et du secret des étoiles, renforçant la certitude que Paris n'était
pas uniquement le berceau de la danse classique, mais aussi son
laboratoire à vie, capable de produire sans interruption des
artistes de premier plan et des spectacles cruciaux pour l'histoire
du ballet.
Cette fois, la célèbre troupe a séparé
chorégraphies actuelle et historique. Elle a présenté deux
programmes. Le premier était constitué de chefs-d'œuvre
universellement connus, qui ont formé des générations entières de
grands interprètes. Même dans cette atmosphère un brin académique,
les découvertes ne sont pas impossibles, notamment pour ce qui a
trait à l'interprétation. Malheureusement, il se trouve que ce sont
les solistes principaux (à quelques rares exceptions) qui ont
constitué le talon d'Achille de la troupe.
Ces derniers ont
pu faire montre de leur talent lors de la parade d'étoiles prévue
par la structure du premier ballet du programme, la néoclassique
« Suite en blanc » sur la musique d'Edouard Lalo. Le
chorégraphe Serge Lifar (qui a fui Kiev en 1923, avant de devenir
premier danseur de la troupe de Diaghilev puis de diriger, après la
mort de ce dernier, l'Opéra de Paris pendant de longues années), a
mis en scène ce ballet sans sujet en 1943, à l'apogée de
l'occupation de Paris par les nazis. La superbe suite de huit danses
autonomes des solistes sur fond de coryphées et de corps de ballet
est couronnée d'une coda pleine de virtuosité, se situant à
mi-chemin entre un Class-concert théâtralisé et un tableau
poétique dans le style de la Chopiniana de Fokine.
Dans l'opus de Lifar, la nostalgie des « Ballets russes » de Diaghilev est palpable aussi bien dans la composition du groupe que dans les nuances plastiques - la hanche gracieusement écartée du pied d'appui des danseurs, les bras langoureusement élancés au dessus des têtes des femmes, la teinte romantique de mouvements complètement mécaniques. Pourtant, c'est précisément la « Suite en blanc » qui est considérée comme l'incarnation même du style français, de son élégance, de sa précision racée, de sa pureté de cristal.
La troupe a fait preuve de toutes ces
qualités : le niveau de l'école parisienne reste inégalable.
Personne ne se courbe aussi souplement sur des pointes, personne ne
souligne de façon aussi arrogante les positions avant et après
l'exécution d'un pas, nulle part le corps de ballet ne danse avec ce
mélange de coordination et de dignité : non comme les rouages d'un
seul et même mécanisme, mais avec cette retenue volontaire des
solistes potentiels.
Le comble de cette fête de la culture
chorégraphique devait être constitué par les solistes principaux
et les étoiles. Las, l'éclat de leur vocation stellaire n'a pas
rayonné sur leur danse : les fades Laetitia Pujol et Émilie
Cozette ont surtout impressionné par leur prestation timide et leurs
dos voûtés, la belle Stéphanie Rombert par un embonpoint déplacé
dans un ballet, tandis qu'en ouvrière zélée, Myriam Ould-Braham
manquait totalement du charme de la ballerine. Le ballet n'a acquis
sa grandeur tant attendue qu’au moment du final : le public a
littéralement été chauffé à blanc par Mathieu Ganio dans la
Mazurka, soutenu par Isabelle Ciaravola
et José Martinez dans le pathétique Adagio, tandis que l'envoûtante
Dorothée Gilbert brillait sur les variations de la Flûte. Même
s'ils étaient réalisés de façon un peu terne et sans
enthousiasme, les éléments de virtuosité de la coda comme le
fouetté et les grands jetés des hommes ont toutefois fait leur
effet.
Le public a toutefois fait preuve d'une totale emphase
avec la dramatique Arlésienne de Roland Petit, mise en scène par
lui-même en 1974 sur la musique composée par Bizet pour le drame
éponyme d'Alphonse Daudet. L'histoire d'un jeune paysan devenu fou
d'amour pour la belle arlésienne (absente du sujet) et qui met fin à
ses jours après son mariage avec une amie d'enfance, se développe
au fil d'une chaîne de duos et de solos des fiancés, évoluant dans
une succession de scènes massives pseudo-populaires. Les sources
chorégraphiques de l'Arlésienne plongent dans les Noces de
Bronislava Nijinska, tout comme dans le music-hall, auquel Roland
Petit rend un hommage appuyé. Certes, le ballet mémorable semble
quelque peu rasoir aujourd'hui. Ressusciter cette relique de musée
n'a été rendu possible que grâce au talent du rôle principal.
Jérémie
Belingard, un grand beau gosse
à la toison bouclée et au regard de statue, s'y est attelé de son
mieux : les spectateurs qui n'ont pas eu la chance de rencontrer les
Federi les plus talentueux (Manuel Legris et Nicolas le Riche, qui
faisaient courir des frissons de bonheur) étaient fous de joie.
Toutefois, le seul événement véritablement exceptionnel du
premier programme de la tournée a été le Boléro de Maurice Béjart
interprété par Nicolas le Riche. Juché sur la table, entouré de
quarante solistes (hommes et femme, la bissexualité étant de mise
dans le corps de ballet) ne manque pas d'éveiller la concupiscence.
« Ouvrant » ses hanches à l'aide de ses mains, passant les
cinq doigts de la main sur son corps dont l'ondulation incessante
imite la friction, il prouve que le plus érotique des ballets
n’usurpe pas sa réputation. Pourtant, Nicolas le Riche est parvenu
à ôter de la mise en scène canonique toute allusion à la
sexualité. Ne menant un dialogue tendu (plus intellectuel que
sensuel) ni avec le corps de ballet, ni avec la salle, il semblait
plus un leader et un messie (tel Moïse exigeant de Dieu des
privilèges particuliers pour son peuple de danseurs). Le Riche,
danseur concentré et puissant, volontaire même dans les mouvements
intermédiaires, sans parler des sauts et battements surpuissants, a
envouté les spectateurs comme un lever de soleil dans le désert du
Sinaï et confirmé les mots de Béjart lui-même, qui considérait
que son Boléro fonctionne « comme le test de Rorschach, en
dévoilant toute la profondeur de la personnalité de l'interprète ».
Le test du
premier programme de l'Opéra de Paris a mis à nu un fait historique : tous les leaders actuels de la troupe (Nicolas le Riche, José
Martinez, Isabelle Ciaravola)
s'étaient déjà fait remarquer lors de leur dernière venue, il y a
20 ans. La relève, c'est le moins qu'on puisse dire, tarde à se
faire connaître.
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